Aujourd’hui il est de nouveau question des visites de Léon. Un temps, il s’annonçait par téléphone, maintenant simplement il passe. Une semaine est l’intervalle le plus court, une douzaine de jours, le plus long. Longtemps je ne me suis rien demandé sur les intentions de mon visiteur. Maintenant je suis persuadée non seulement qu’il en a, mais qu’il va me les dire. Monsieur Z. ne prend pas très au sérieux le cas que je fais de ces visites. D’après lui, Léon n’a pas de motif particulier de venir chez moi, sauf de passer un moment en ma compagnie. C’est vrai que si je le reçois, c’est que d’une manière ou d’une autre je le veux bien – ou que je le dois. Je ne suis pas une hôtesse très accueillante, mais j’ouvre ma porte. D’ailleurs si je ne l’ouvre pas, Léon entre de lui-même. Son jour varie mais l’heure est la même, autour de seize heures, dans le creux de l’après-midi. Quand je suis à la maison, je suis en train de lire. Il ne pense pas me déranger, peut-être au contraire, comme si la lecture était pour lui signe de désœuvrement, de solitude. Je pousse les livres de côté et je lui verse un verre de cognac, toujours dans le même verre à bord doré, puis nous parlons de la pluie et du beau temps.
À mon sentiment, il y aurait d’autres choses à dire. Je ne bois pas de cognac, Léon a sa bouteille personnelle dans le buffet, détail qui amuse Monsieur Z. et me fait me voir en tenancière de bar, pas mécontente qu’arrive son habitué de seize heures. Je ne tiens aucun bar et j’aimerais que Léon me dise pourquoi il continue de venir chez moi. Ces visites banales sont étranges au fond. Mais le fond reste au fond. Léon sait une chose, c’est que je crains le silence. Il peut compter sur moi, je ne laisserai pas, je ne laisserai plus jamais un lourd silence s’installer entre nous.
C’est comme ici, dis-je, nous parlons vous et moi. Je regarde Z. dans les yeux. Mais pas que de la pluie et du beau temps, j’espère. Il n’empêche qu’il y a une symétrie, vous et moi dans ce bureau, Léon et moi dans ma cuisine… Z. a des yeux couleur café, variant du fauve au marron foncé. Léon avait les yeux bleus, il les a toujours bleus, mais j’évite de le regarder dans les yeux. De peur d’y lire – je m’interromps. Le regard de Z. s’est fait aigu.
De peur d’y lire toujours les mêmes choses étouffées. L’autre jour j’ai regardé une seconde les yeux de Léon, il regardait ailleurs, et j’y ai vu une expression de tristesse et de cruauté, les deux à la fois, c’était frappant. La couleur bleue s’est diluée, autrefois c’était un bleu dru. À la cuisine, dans l’ancienne cuisine, il y avait une grosse armoire campagnarde vert sombre avec une frise rouge foncé, des roses, et une inscription gothique en noir. Je revois Léon debout devant la masse de l’armoire, son regard fixe comme deux pierres bleues. Il ne disait rien. Je parlais pour deux, je parlais pour dix, je parlais toute seule. Puis je me suis tue moi aussi. Mais Léon ne s’est pas mis à parler. Alors je suis partie. Il vient chez moi pour me dire qu’il n’y a jamais eu de querelle. Il ne le dit pas.
Les querelles, me dit Monsieur Z., ça vous intéresse tellement ? Sa question déclenche une tirade sur la vérité, sur la morale, sur l’interaction à mon avis entre sexe et morale. Une brève lueur jaune passe dans l’œil de Z., il hausse légèrement les sourcils. L’usage fumeux de certains termes lui déplaît. Il lui déplaît que je balance sans façons des notions vagues comme sexe et morale. Ici le langage a une part congrue à laquelle je me tiens quelques minutes puis je dérive et, pour revenir à Léon, à propos de sexe et de morale –
Je m’interromps, je m’excuse, j’ai semé la question des querelles. Il semble que oui, elles m’intéressent. La preuve, me revoilà dans le bureau de Monsieur Z. à déposer ma plainte, toujours la même dont je lui rebats les oreilles. Il n’aime pas le sujet Léon, je fais baisser le niveau de notre échange depuis que je la ramène avec Léon. Je radote, je me répète, des mots vulgaires m’échappent. Et si Z. refusait d’entendre mes médisances par solidarité masculine générale ? Ou refusait que je déchoie, joignant le club des jacasses, des jalouses, des mégères qui geignent sur les hommes.
Dans l’espoir de rentrer en grâce, je pose une question sur l’intelligence artificielle. Est-ce que les robots feront l’amour, c’était la question que j’avais en tête, qu’heureusement je n’ai pas eu le temps de poser.
Quand je me suis levée, Z. absorbé une seconde dans son ordinateur, j’ai tapoté le siège de mon fauteuil. Geste furtif, inaperçu, qui ressemblait en plus discret à la caresse qu’on fait à un cheval après la randonnée. Ce n’est pas que je m’y connaisse en chevaux, mais quand même ça a dû m’arriver, de flatter l’encolure d’un cheval, parce que je sens encore le contact du poil ras dans la paume de ma main, sous la crinière. En même temps, on dit quelques mots gentils à sa monture : tu es brave, tu as bien couru, merci.
Il y a trois fauteuils dans le bureau de Z., en cuir rouge foncé, aux pieds métalliques, pas carrément laids ni franchement inconfortables ; neutres, d’une neutralité excessive si on peut dire. J’ai cru d’abord qu’ils étaient en matière synthétique, mais c’est du vrai cuir. Z. n’admettrait pas du simili autour de lui. Un jour j’ai voulu avancer mon siège pour me rapprocher de mon interlocuteur, mais le meuble est beaucoup trop lourd pour mes forces.
(C’est, je crois, de cette impossible tentative de rapprochement qu’est née la bizarre imagination suivante : les trois lourds fauteuils rouge foncé ont atterri dans un aéroport privé, très loin dans le désert ; y sont assis trois magnats du pétrole barbus vêtus à l’orientale. Il fait 50 degrés à l’extérieur, la bulle de verre est climatisée. Ces messieurs boivent du thé ou du café. L’un d’entre eux fume un gros cigare. Il y a deux avions sur la piste. Pas de femmes ; le service est assuré par trois jeunes hommes silencieux, debout. Et Z. ? Le voilà, il arrive, les trois magnats se lèvent, l’accueillent, on se serre la main, se rassied, discute. Est-ce une affaire de pétrole ? Je n’en ai aucune idée, je n’ai que cette case de bande dessinée. Elle sort visiblement d’un album de Hergé, une aventure de Tintin. Etre tintin, faire tintin : n’avoir rien. Elliptiquement tintin : rien du tout ! La peau!)
Je reviens à mon geste furtif. Avec le temps le cuir a travaillé sous le poids et la chaleur des personnes. Sur le coussin plat du dessous, il s’est formé quelques rides. Ce cuir rouge avait été la peau d’un animal, je sens cette peau quand je porte un pantalon mince et qu’il fait chaud. J’ai remercié le fauteuil comme si c’était un cheval ou un chameau ou un éléphant ou un âne. En faisant mon tapotis, j’ai pensé un mot et ce mot était âme.