Thierry Vernet à Nicolas Bouvier
[24 – 26 octobre 1954]
Dans le train, le 24 oct. 54
C’est 10 h 20
Kokoš[1] vieux frère,
Réjouis-toi, réjouis-toi, du bled que tu vas voir. L’anti-Dacht-e Lut[2]. Des arbres immenses, des flaques de mousson qui font bayous. C’est plein d’oiseaux bleus, j’ai vu deux singes, un qui foutait le camp en montrant son gros cul gris, un autre qui regardait passer le train en grignotant sur une branche ; des mandas sauvages[3]. Formide.
Et du vert, du vert, du vert à perte de vue. Savanes, jungle. Beaucoup de fraîcheur.
Le voyage se passe très bien. J’ai largement la place de m’étendre, j’ai pioncé la nuit dans mon sac. J’étais super pépé et le foie qui tirait un peu. J’ai bouffé que des pommes. Mais ce voyage est nettement vacances. Je suis accroupi sur un plumard et ça roule. Tout à l’heure j’ai fumé une sèche sur le pas de la porte, les pieds dans le vide. On a traversé un grand fleuve où des gosses à poil se trempaient.
Tout va bien. Et toi ?
Le Parigot du Y.M.C.A., Georges Bernard[4], peut t’être utile. […] J’ai visité l’intérieur du Red Fort avant de prendre le train, trop exaspéré par les immondices vues avant, trop nak[5] pour apprécier. Mais il y a des miniatures bien, réjouissantes au petit musée, dans le jardin. Très Münchhausen. C’est vraiment immense ce pays. Les feuilles ont la place d’être larges. Les routes ont l’air excellentes, en terre-rouge-tennis. Tu vas voir ça plus par le menu ; veinard. Moi je passe pfouitt. Genre <Carolinetémélèze>. Bled à faire à pic. De nouveau c’est la cambrousse qui est chouette. J’ai un bon bouquin de short stories amerlo et anglais. S. Anderson, Joyce, Munro, K. Mansfield. Pas dur. Tu liras ça à Ceylan. Bonne journée.
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14 heures
On traverse une Beauce sans limite. Ciel gris fer chargé d’eau, palmiers noirs. Quel bled ! Je viens d’être sage au w[agon]-restaurant : je n’ai pris qu’un peu de beurre sur mon riz à la place des excellents, variés, parfumés petits légumes que mes voisins extrayaient de petits pots.
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Tout à l’heure, dans un pré un chien poursuivait un singe. C’est des grands singes à longue queue, la Philippine tient pour Ceylan[6]. Il y en avait un sur le toit d’une ferme assis peinard. C’est des voyous dégingandés. Sympas.
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Voilà vingt-quatre heures qu’on roule. On est à Warda, départ des campagnes de Gandhi. Grande gare. Carrefour de toutes les lignes. On vient de passer des Rumas rouges et larges, pleins d’Adias bien drapées, au cul souple.
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le 25
Réveillé, lavé de A à Z, rasé. La Capstan[7] entre deux doigts, l’esprit clair ; heureux. On vient de passer Bezwada, on n’est pas loin de la mer. Il a dû pleuvoir. Ciel normand, flaques brunes, et du vert. Sur un large canal des bateliers, immenses, noirs, à poil, poussaient leur gaffe. Y a des palmiers. Des villes de paillotes, une boue pire qu’à Gumkhalla. Des mandas qui ont des cornes qui traînent jusque par terre. Et heureux retour des familles de cochons noirs à long nez. Le colonel avec lequel je partage le compartiment est un gros brave, noir, de Malabar qui rentre du Cachemire sa valise pleine de pommes. À la gare de Bezwada une vieille noble en palanquin. Ça masse pas mal. Tu vas griller cinquante films je l’espère. Je suis navré de n’avoir point d’appareil. Fais-en beaucoup, je t’en conjure. De l’horrible (mendiant) à l’adorable (petite fille à poil) y a du champ, sans oublier les grands coquins de singes si tu peux.
Dans le train, hier soir, y avait un gros saint tondu, joker et moustachu auquel tout le monde venait embrasser les panards.
Mon vieux, je serai ce soir à Madras, je t’y enverrai ce griffonnage (because le train bouge). De là je vais ou vaguer ou voler à Colombo. Regarde bien, à Delhi la gueule qu’ont les écureuils, dans les arbres des avenues. Je sais qu’ils te plairont.
Mon vieux j’espère que tu repiques, que tu peux un peu bosser. J’espère que la courroie convient[8]. À bientôt, živio[9], je t’embrasse. Guéris vite, rapplique, cet hiver sera une fête. Attends Ceylan pour tes achats, il paraît que c’est si peu cher. Fais toutes mes amitiés à l’archange[10]. Mille trucs encore,
Thierry
26 oct.
Après une nuit passée à l’excellent hôtel (11 Rupees) Woodlands à Madras, j’ai pris l’avion (75 Rupees) et suis bien arrivé à Colombo. Mousson. C’est beau. Pour le moment Y.M.C.A., bientôt cul nu, j’espère. T’embrasse
Thierry
[1] « Poule », en serbo-croate.
[2] Désert de la province de Kerman, dans le Sud-Est de l’Iran, particulièrement chaud et aride. Bouvier et Vernet l’ont traversé en juillet 1954 (voir Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Paris, La Découverte, « Poche », 2016, pp. 262-271). Nous abrégeons désormais cet ouvrage Usage.
[3] Du turc manda qui signifie « buffle » ; voir Peindre, écrire, p. 263 : « … ces adorables buffles qu’on appelle des “manda” en Turquie. »
[4] Vernet a fait halte à l’hôtel de la Young Men’s Christian Association de New Delhi ; voir la mention de Georges Bernard dans Thierry Vernet, Noces à Ceylan, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2010, p. 18 (ouvrage désormais abrégé Noces).
[5] De l’anglais « knackered », « claqué ». Bouvier et Vernet l’écrivent parfois aussi « nac » ou « nack ».
[6] Bouvier et Vernet jouent à « Bonjour Philippine », un jeu où deux personnes, s’étant partagé deux amandes jumelles, conviennent que la première qui dira à l’autre « Bonjour Philippine », après un délai ou à un moment convenu – ici l’apparition d’un singe –, sera la gagnante ; voir Peindre, écrire, p. 227.
[7] Cigarette sans filtre de la firme britannique Imperial Tobacco.
[8] À New Delhi, Vernet a acheté une courroie de moteur pour la Topolino, qu’il a envoyée à Bouvier ; voir Noces, p. 13.
[9] En serbo-croate, Živio est un mot d’encouragement ou d’acclamation (vivat!) qui sert aussi à dire « santé ! ».
[10] Claude Petitpierre (1912-2008), alors médecin pour l’O.M.S. à Kaboul, dont les soins prodigués à Bouvier et Vernet lui ont valu ce surnom. Frère de Max Petitpierre, c’est un oncle d’Éliane Petitpierre, la future femme de Nicolas Bouvier.