Nicolas Bouvier et la musique, de Genève à Tokyo
Hervé Guyader
Il y a eu, il y a même encore, malgré les désordres qu’apporte la civilisation, de charmants petits peuples qui apprirent la musique aussi simplement qu’on apprend à respirer. Leur conservatoire c’est : le rythme éternel de la mer, le vent dans les feuilles, et mille petits bruits qu’ils écoutèrent avec soin, sans jamais regarder dans d’arbitraires traités. Leurs traditions n’existent que dans de très vieilles chansons, mêlées de danses, où chacun, siècle après siècle, apporta sa respectueuse contribution.
Mille neuf cent cinquante-trois : deux jeunes Suisses, Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, quittent Genève pour un voyage qui se veut sans retour, avec dans leur bagage une guitare, un accordéon et un Nagra pour enregistrer toutes les musiques entendues dans les pays traversés. Ils se séparent en Afghanistan, après Kaboul. Bouvier continue seul et pousse son voyage jusqu’à Tokyo.
Pour bien comprendre comment un tel voyage a pu être entrepris, intéressons-nous tout d’abord au terreau familial dans lequel le futur écrivain voyageur a grandi et qui a permis l’éclosion d’un Nicolas Bouvier mélomane et musicien.
« Une vie sans musique, ça n’aurait pas grand sens. »
La famille de Bouvier a apporté une très grande ouverture au jeune Nicolas. Il a en effet pu bénéficier d’une éducation musicale complète, grâce à sa mère tout d’abord, dont il a dressé le portrait d’ogresse de conte de fées que l’on connaît. C’est d’elle qu’il a reçu le goût de la musique. Par ailleurs, il a commencé à jouer du piano avec beaucoup d’enthousiasme dès l’âge de quatre ans, la présence du piano enrichissant la vie de l’enfant qu’il était.
André-François Marescotti (1902- 1995), son professeur de piano au Conservatoire de Genève, a également beaucoup apporté à Bouvier, même si par la suite ce dernier a dressé du pédagogue un portrait mi-tendre, mi-ironique. Notons que Marescotti est l’auteur d’un précieux ouvrage intitulé Les Instruments d’orchestre, leurs caractères, leurs possibilités et leur utilisation dans l’orchestre moderne, et qu’après avoir composé dans la ligne de Ravel et de Stravinski, il a utilisé certains procédés du dodécaphonisme.
Par la suite, Bouvier a croisé Igor Stravinski. Celui-ci a composé en 1917 L’Histoire du soldat, dont l’origine est une légende russe. Cette pièce, composée de concert avec Charles Ferdinand Ramuz, traite d’un sujet éternel, la lutte entre le bien et le mal pour la possession de l’âme humaine. Il s’agit d’une œuvre à quatre mains, qui a vu la composition simultanée d’un texte littéraire et d’une partition musicale. Cette double création a été conçue de façon à pouvoir toucher n’importe quel public, sa simplicité lui conférant un caractère universel.
L’Histoire du soldat met en scène le diable en personne, qui donne au soldat un livre « qui se lit tout seul » en échange d’un violon. Un soldat, un violon : Bouvier en a bien sûr vu de toutes sortes au cours de ses pérégrinations. Il est par ailleurs sensible à cette histoire où le diable est tenu en échec par la mélodie d’un violon, et où la langue fruste des personnages (« Que si !… que si !… », répète continuellement la princesse) leur donne une certaine épaisseur, une certaine fraîcheur aussi, qu’ils auraient perdue si Ramuz les avait fait parler dans une belle langue littéraire et académique. Bouvier est également sensible aux métamorphoses de cette œuvre littéraire : curieuse destinée en effet que cette fable russe presque chamanique transformée en une sorte de parabole, qui jette un regard ironique sur différentes conventions musicales, puisque Stravinski introduit dans sa partition un tango, une valse, un ragtime et le choral de Luther.
Les grands-parents de Bouvier, quant à eux, avaient d’une certaine manière initié la famille à l’univers de la musique : le grand-père, Pierre Maurice (1868-1936), avait étudié la composition avec Gabriel Fauré et Vincent d’Indy puis fait carrière dans le Munich des Wittelsbach. Il y avait une vraie présence de la musique dans leur maison, car les grands-parents recevaient et donnaient la musique avec la même générosité : quand Pierre Maurice avait fini de composer une œuvre – opéra, oratorio, lieder, etc. –, son épouse recopiait les partitions à la main autant de fois qu’il le fallait et en distribuait un exemplaire à chacun des musiciens de l’orchestre.
Sensible à tout ce qui touche à l’harmonie, aux mélodies et à la musique, Bouvier devient par la suite critique musical pendant ses années de faculté, essentiellement, dit-il, pour se faire de l’argent de poche et sortir des étudiantes aux chevelures flamboyantes.