Première chronique
1
Au commencement était la chair.
Bourgeonnante ou putréfiée, inlassable, toujours recommencée.
Coïts, coïts. Milliers d’êtres neufs déposés sur le bord du monde, lancés dans leur seul corps.
2
Père proclamait que la médecine allait guérir sa femme du cancer.
La preuve, toutes ces boîtes de médicaments sur la table de nuit. Par précaution, on lui donnait quand même l’eau de Lourdes et la crème budwig de la doctoresse Kousmine. A force, chacun d’entre nous était devenu un professionnel de l’espoir. Il y avait bien quelques anges dans le secteur, mais que pouvaient-ils contre le malheur ?
Cancer, cette hérédité suspendue sur ma tête !
Dans la moindre sensation, je croyais reconnaître le crabe.
Ce serait mon lot, après celui de grand-père, de mère et de ses deux sœurs. Depuis que le cancer avait frappé alentour, nombre de mes proches avaient opté pour les métiers de la santé. Une injonction à soigner leur était demeurée, sans objet, à titre conjuratoire. Oh, harmonie préétablie…
Et Dieu, sur son nuage, a bel et bien laissé mourir ma mère.
3
Toute sa vie, père a voulu croire au progrès. L’avenir radieux ne serait qu’une affaire de technique. Il fallait juste avoir confiance, s’en remettre à ceux qui savaient. En nous, rien n’avait jamais été moderne. Face aux malheurs, nous restions bouche bée.
Maintenant, me voilà enfin prêt à raconter ces années de promesses, quand on chantait partout l’avancée triomphale et la croissance infinie. Parce qu’aujourd’hui, apparemment, il faut en rabattre.
Quelque chose s’est brisé, mais quand ?
4
Depuis que le grand frère portait la blouse blanche, stéthoscope autour du cou, jamais on n’avait autant parlé de maladies à table. C’était désormais pour les débusquer, les prévenir et les vaincre. La ligne droite vers l’avenir. J’entendais sans cesse les noms de pathologies rares que d’autres, bienheureux, ignorent. Je feuilletais des manuels d’anatomie ou de dermatologie où s’étalaient les pires affections. Leurs noms me couraient dans la tête.
Spina bifida
lymphome,
siphoscoliose,
syndrome de la Tourette
Sans même y penser entraient en moi ces séquences et leurs symptômes. Mille questions me venaient à l’esprit, une provision pour le futur. N’étant pas soignant, je suppose qu’il ne me restait que la place du malade. Imaginaire.
5
Longtemps, il m’a fallu courir les médecins comme d’autres les coachs ou les voyantes. Leur présentant douleurs et rougeurs et leur évolution peut-être mortelle. Attendant d’eux qu’ils décèlent le malin signe et le terrassent prestement, d’un geste de science très pure.
L’attention au symptôme, la supposition du crabe a commencé très tôt. Tout y était prétexte : maux de ventre, taches sur la peau, crampes dans un membre. Autant de périodes d’angoisse sourde, en pleine puberté, à s’imaginer mourant. J’inscrivais des dates sur les murs de la chambre, pour attester avoir vécu tel instant, puis tel autre. Temps hâché de l’angoisse, sans répit. Tout ce qui était pesant ou pénible venait s’agréger alors dans un seul point du corps, soudain transformé en entonnoir à pensées. Plus rien n’existait que l’idée morbide, qui dévorait tout.
Ah, dormir, si je pouvais dormir !
Sans même y songer, je m’entourais peu à peu de médecins : des compagnes, des camarades d’études, des amis de la famille. Un voisin demanda un jour :
—On ne parle que de médecine, chez vous ?
6
A l’âge adulte, la peur s’est installée. Je prenais rendez-vous et quémandais une phrase rassurante. Renseigné à l’avance dans les livres, je croyais déchiffrer n’importe quel symptôme. Quand le médecin repoussait la dangereuse hypothèse, au lieu de rentrer paisiblement chez moi, je prétendais lui montrer son erreur. S’il insistait pour dire que tout allait bien, il me semblait qu’il se moquait. Quand il parlait de probabilités, il était trop insouciant. Et puis, dans les meilleurs jours, il finissait par prendre la demande au sérieux. Il palpait, mesurait, ordonnait un examen. Un seul mot rassurant perdait tout son sens, noyé par l’investigation même, porteuse d’une angoisse supplémentaire. Etc. Etc. Si par hasard, le médecin touchait une autre partie du corps, éloignée de la zone souffrante, c’est qu’il avait détecté quelque signe étrange. J’étais à nouveau incendié. Chaque consultation, loin de mettre fin à l’imaginaire malade, le rendait floride, bavard, illimité.