Enquête 1
Si ça vous chante, appelez-le «J.». N’importe quel prénom fera l’affaire.
Moi, je préfère «le garçon». Celui resté sans mémoire de mère. Ni caresse, ni paroles, rien n’a tenu bon ; pas même la voix. Accent, timbre et ton sont perdus. Aucun souvenir du giron, de la tiédeur.
Un être inachevé.
Les images qu’il repêche de la morte sont pâles comme d’anciens clichés. Son visage, la coupe de cheveux d’époque, le manteau de laine à pois noirs et blancs, et pourquoi pas un tailleur beige ?
Quel lien ai-je encore avec ce garçon, quarante ans après ? Presque aucun. Cette curieuse créature a l’air emmurée dans une pièce vide.
J’ai beau creuser, il n’y a pas d’entrée. Guère d’émotion palpable, reviviscente. Encéphalogramme plat. Même à la lecture d’une lettre écrite pour la grande malade à l’hôpital :
Mardi matin à 8 heure
Ma petite maman,
Hier au soir à 8 heures j’étaits dans mon lit et j’ai prié et bien pensé à toi.
Je suis désabillé et comme j’ai été gentil je peux voir un peu le film. Papa a fait un bon gâteau aux œufs.
Jacques va à la gym et papa a été jouer aux cartes.
Fabienne a fait la lessive.
Et Madeleine la vaisselle.
tout le monde pense bien à toi et t’embrasse fort.
A dimanche
ton petit j.
Très tôt, le garçon a dû voir tout cela sur une sorte d’écran, à distance. Entre lui et le monde, quelque chose s’est vitrifié.
Il peut évoquer la mère sur un ton neutre, sans faire venir la douleur ou l’hébétude. Ses amis s’étonnent de ses libres propos sur la disparue, sur l’ultime geste, spectaculaire, dramatique, dirigé contre elle-même.
Le garçon tâte l’écran protecteur, infiniment carcéral. Une sorte d’aquarium. Quartier de haute sécurité.
Ce qu’il en tire ? Peut-être, plus tard, des justifications au loisir d’écrire : convoquer à nouveau les absents, espérer rebattre les cartes du temps. Transformer les peines en menus plaisirs. Words, words, words.
Laissons-le à ses explications.
Roman 1
C’est au temps de la vie portable, du grand jamais, des travailleurs nomades. Le village, les lisières, le génie des lieux, sur tout cela la page est tournée : partout désormais, artères hurlantes, carrefours et plateformes, grouillant de solitudes innombrables.
Le garçon un peu perdu dans les rues parle tout seul, à voix haute, autosuffisant comme une petite centrale d’énergie. Téléphone, ordinateur portable, baladeur avec musique, sac à dos.
— Toujours en route ! lui lancent les amis.
Toujours dans l’entre-deux.
Né vieux, il a mis des années à rajeunir. Brisant un à un les récits qui l’avaient bâti. Et se brisant peut-être avec eux.
Sans argent, il mise son avenir sur les études, le diplôme. La vie meilleure commencera après. Avant tout, trouver un bon poste ! Sous la peau, la hantise de l’usine… Revenir en arrière, faire comme le grand-père, embauché à l’adolescence pour n’en plus sortir.
L’été, le garçon fait de petits métiers, bûcheron, employé chez les paysans. Dès que possible, il se replonge dans les livres, comme les moines. Alors ses mains restent intactes.
Le sentiment d’irréel croît au fil des mois. Il voudrait travailler en force, avoir un corps, toucher des choses réelles. Les contraintes de la vie de bureau, des horaires fixes, les supportera-il ? Il a besoin d’inventer.
A vingt ans, il envisage une solution.
Autrefois on parlait des filles de la campagne qui avaient mal fini en ville. Pour les garçons, personne ne disait ça, curieusement. Pourtant on a connu des fils de famille échoués à la Sorbonne, séchant les cours pour les parties de cartes ou les bonnes bouteilles. Une fois levé le couvercle, à eux la belle vie !
Ce genre de jeux ne le tente pas. Il veut une autre liberté.
Lui, le garçon, devra exactement organiser sa vie.
Ni bohème, ni ruisseau. Mais surtout ni fabrique, ni bureau.