Avertissement
Le présent rapport résulte d’une efficace collaboration de notre Institut avec la Gendarmerie cantonale et la Brigade internationale anti-criminalité (Berne) qui a pris en charge l’enquête en territoire brésilien. Les actes imputés à M. Bruno Lesseul, né à Genève le 24 septembre 1955, domicilié à Lavaux, chargé de recherches en ethnolinguistique à l’Université lémanique, relèvent du tribunal d’arrondissement IV. M. Lesseul est soupçonné du meurtre avec sévices, le soir du 23 décembre 2003, d’une ressortissante brésilienne dénommée Juliana Amar, dans la chambre 1 du motel Trafic sur la Nationale 7 au nord d’Essertes.
Chercheur apprécié mais insaisissable, impliqué dans une affaire qui rejaillit également sur le milieu scientifique et sa crédibilité, Lesseul s’obstine à garder le silence depuis son incarcération.
Ainsi limitée aux informations secondaires, notre enquête mentionnera en détail les sources des divers témoignages et documents. Le Journal de Bruno Lesseul, qui jette une lumière inattendue sur son activité scientifique, en est la pièce maîtresse. Au vu des relations du meurtrier présumé et de sa victime, l’affaire nécessite une remise en contexte. Le présent rapport tente de restituer la logique du parcours intellectuel et intime de Lesseul. En effet, les facteurs affectifs et scientifiques ne semblent pas pouvoir être distingués dans ce cas.
L’ensemble des indices collectés, et la preuve par déduction que permet le Journal sont à la disposition du procureur cantonal, ainsi que des avocats de l’accusation (Me Glatz) et de la défense (Me Poncelet).
En outre, le faisceau des preuves matérielles recueillies sur le lieu du crime corrobore sur plusieurs points nos conclusions. À charge du procès prévu à l’automne de 2006 de les mettre à l’épreuve. Le mutisme de Lesseul sur ses actes présumés, et sa prostration sans cesse aggravée depuis qu’il a été arrêté à son domicile, nous inclinent à penser que le procès ne pourra compter avec la collaboration de l’accusé.
Nos enquêtes font parfois surgir les faces les plus inattendues de personnalités réputées sans faille. Il s’agit simplement de ne pas reculer devant les faits.
Dr Jean M. Bétourné (criminologie).
Dr Fabrice Soulages (psychologie clinique).
© Institut criminologique de l’Université lémanique, le 19 avril 2006.
Nos remerciements particuliers s’adressent au Dr Conrad Baye, médecin-légiste, pour son travail décisif lors de l’examen du cadavre.
Annexes :
– Chronologie des faits.
– Liste des pièces à convictions et documents cités.
I
L’enfant troublé
Contrairement aux pieuses habitudes des biographes, nous croyons inutile de chercher dans la moindre scène d’enfance de Bruno Lesseul la préfiguration de ses actes supposés, de ses obsessions, de son génie malade, peut-être. Quelques éléments méritent néanmoins attention, car la scène du crime, amplement décrite par la presse de boulevard, convoque une série de signes échelonnés tout au long du parcours de M. Lesseul, comme si elle obéissait à un secret codage.
Né le 24 septembre 1955, dans le bourg d’Essertes, Lesseul est le premier et unique enfant, et pour cause, de parents médecins : moins d’un an après sa naissance, le couple se tue au volant de sa Facel Vega, au retour d’une soirée à l’Opéra de la ville voisine. Ses grands-parents trop âgés pour en prendre soin, c’est une cousine de sa mère, Jacqueline Baron, institutrice, divorcée sans enfants, qui le recueille et l’élève.
Au bénéfice d’une bourse de l’État destinée aux orphelins, Lesseul fréquente divers pensionnats religieux pour se préparer aux études supérieures. Aux dires de Jacqueline Baron, l’enfant était taciturne, plaintif, et ne s’associait guère aux jeux des camarades de son quartier :
« Bruno ne cessait de se pendre à mes jupes, il ne passait pas les nuits sans hurler à plusieurs reprises, au sortir de cauchemars impossibles. Dès qu’il a eu six ans, il s’est systématiquement réfugié dans les livres, abandonnant très vite tous les jeux d’enfants[1]. » (Marlyse, soit on garde les « … », soit on garde la mise en retrait, mais pas les deux, sinon cela surinvestit la citation. )
Cette faiblesse des nerfs, grande fragilité affective associée à une imagination débridée par les livres, laisse aux témoins une impression étrange : comme si Lesseul n’était jamais tout à fait parmi eux, à demi happé ou étreint par le monde imaginaire où il se réfugiait.
« Malgré sa dépendance affective, et ses angoisses, Bruno était plus mûr (ou avait une plus grande maturité) que les enfants de son âge. Il soutenait déjà des discussions abstraites. Le plus souvent, il protestait contre les savoirs adultes, mais recherchait systématiquement la compagnie de personnes plus âgées[2]. »
Mme Baron évoque avec difficulté son adolescence troublée, les journées enfermées dans sa chambre à lire, ses performances scolaires exceptionnelles mais accompagnées sans cesse de larmes. Sans amis, errant toujours dans la campagne avec ses cahiers, Lesseul a toutefois créé un lien, au grand déplaisir de sa tutrice, et du village entier : à peine âgé de seize ans, il s’amourache d’une femme bien plus âgée que lui, émigrée italienne venue avec son mari travailler à la saison dans le pays. Luisa S., fatiguée de son homme qui boit, s’éprend du jeune garçon et multiplie avec lui les escapades. Pris sur le fait par le mari, aperçu à plusieurs reprises par des villageois à l’occasion de ses ébats en pleine nature , ce couple singulier affronte le commérage de toute la communauté.
De cet été-là, semble-t-il, date son goût pour les langues latines : avec Luisa, il apprend très vite l’italien, se met à lire des romans dans cette langue, fait par lui-même tout le décodage grammatical décalqué du latin qu’il apprend sagement, par ailleurs, dans le collège voisin. Il pioche dans Cassola, Verga, Pavese, remonte à Dante dont il annote méticuleusement un exemplaire de De vulgari eloquentia (1305). Pris d’une passion démesurée pour Luisa S., Bruno se dispute avec sa tutrice, s’absente de plus en plus souvent, sèche les cours à plusieurs reprises. Il se voit convoqué par le principal du collège, qui se souvient :
« Bruno Lesseul était un de nos meilleurs éléments, le latin n’avait pas de secrets pour lui, et il jonglait avec les langues modernes. On aurait dit qu’il les avait en bouche comme s’il mordait dans des fruits mûrs ! Il a fallu sévir durant sa cinquième année, au printemps de 1974, à la demande de sa tutrice. Il est arrivé au bac presque sans préparation, tout à la fois anxieux et arrogant. Nous avons eu un entretien, mais il refusait de se séparer de cette femme mariée, qui avait assurément la pire influence sur lui. Il s’obstinait à renier les activités de son âge. Il se passait quelque chose de contre nature, je pense. Pourtant, il avait une foi fervente en le Christ, une foi, comment dirai-je, presque militante, ou guerrière. Après mûre réflexion, je lui ai donné un blâme. Deux mois plus tard, il passait un très bon bac, et quittait le canton sur-le-champ[3]. »
[1] Entretien avec J. Baron, février 2004.
[2] Entretien avec J. Baron, février 2004.
[3] Entretien avec le père P. Castrou sj., février 2004.