Dans le cours si morne de la vie, quelque chose était arrivé. On ne savait pas très bien quoi. Sur le moment, je pensai que Rosalba n’avait plus supporté le rôle de femme-ventre, de guérisseuse blessée, résignée et patiente, généreuse comme la rente foncière. Un jour, peut-être, elle en avait eu marre d’être désirée sans joie et utilisée sans répit.
D’une manière ou d’une autre, elle s’était sauvée. Elle n’avait pas simplement fui, elle avait assuré son salut.
Et j’avais en tête ce refrain :
Si tu me quittes
Est-ce que j’peux venir aussi ?
J’ai songé aussi que son air fragile avait fait illusion. Mais comment aurais-je pu m’en douter, à l’époque des mobylettes ?
On nous disait toujours, à nous les garçons, que les filles étaient délicates, qu’il ne fallait pas leur donner des coups, surtout pas aux fesses ni au ventre (laissant poindre que ce ventre était le feu central, ancestral).
Leur force était cachée, on ne pouvait pas la nier.
Rosalba avait donné la vie, pensais-je, et l’ôter était en son pouvoir. Longuement, je songeai à cela, au masque de retenue sur son visage et à ma faiblesse d’enfant sans mère, qui n’avait de boussole que le regard des filles.
Raconter, après coup, l’histoire de celle qui ne m’a pas aimé, cela pourrait passer pour une compensation. Ou peut-être même une vengeance. De manière imprévisible, pourtant, cela m’emplissait d’une joie gamine.
Ma fascination pour Rosalba, j’en pris alors conscience, avait pu se déployer depuis très longtemps dans une rêverie sans contraintes. Les enfants le savent, qui découvrent le monde en jouant, avant de s’y cogner avec le sérieux des adultes.