«Haut Val des loups», le Valais du silence
Par Lisbeth Koutchoumoff
Jérôme Meizoz interroge, 25 ans après, un fait divers resté irrésolu: le tabassage violent d’un militant écologiste. D’où vient cette violence, et ce silence qui l’entoure?
D’où est venue une telle haine? Une nuit de février 1991, un jeune militant écologiste est passé sévèrement, méthodiquement, à tabac par plusieurs inconnus, chez lui, dans son chalet d’une station valaisanne. La police n’élucidera jamais l’affaire. Les coupables ne seront ni désignés, ni inquiétés. Vingt-cinq ans plus tard, Jérôme Meizoz revient gratter la plaie de cet authentique fait divers. Pourquoi cette violence? Pourquoi ce silence?
L’écrivain croise depuis plusieurs années dans ses livres approche documentaire et prose poétique. Son enfance et sa jeunesse valaisannes, il les observe en sociologue, ouvrant à la fois les malles de ses souvenirs et celles des greniers de ses tantes et grands-parents. Elève de Pierre Bourdieu, lecteur d’Annie Ernaux, il se place, lui et sa famille, en sujets-objets d’études intimes, évoluant dans la danse de l’histoire proche, questionnant les habitudes, les pratiques, passant de la montagne à la ville, de la foi à l’absence de foi, de l’engagement naïf du collégien à la maîtrise du professeur d’université. Dans la veine ethnographique, Jours rouges (Editions d’en bas), sur le grand-père socialiste et Temps mort, étude pleine de poussières en suspension sur une vision du monde évaporée, celle de ses tantes engagées dans le mouvement des Jeunesses agricoles catholiques. Dans la veine romanesque, Jérôme Meizoz a signé en 2013 Séismes (Zoé), centré sur les bouleversements intimes d’un jeune garçon dans le Valais des années 1970 et 1980.
Haut Val des loups procède des deux approches. Face à l’impossibilité d’avoir accès au dossier judiciaire («épais comme un roman réaliste, le dossier de l’affaire dort au Palais de justice. Verrouillé pour toujours»), l’écrivain prend le parti de la littérature. En «justicier de papier», il va à la fois conter la fable, avec distance, effaçant les noms propres derrière des entités (le Jeune Homme, le Poète des cimes blanches) et tenter des explications devant le silence de la justice et l’impunité des coupables. Le ton de la fable enlève de l’importance au lieu (l’histoire pourrait se dérouler dans n’importe quelle région de montagne en proie à la modernisation). La recherche d’explications sur l’événement et sur la récurrence de la violence et de l’obstruction de la justice replace le Valais au centre du récit, de 1976 à 2014.
Jérôme Meizoz ne va pas refaire l’enquête, même de loin. Le principal protagoniste du drame ne veut plus revenir dessus, glisse l’écrivain. Il s’agit plutôt de regarder la chape de silence s’abattre et ne plus bouger. De la dire, simplement. Pas plus. Chaque élan, «cette fois tu t’es juré que les coups portés au Jeune Homme ne resteraient pas impunis», bute contre une masse. Celle du ridicule, de l’impossibilité, de la violence: «Au passage, n’oublie pas que Don Quichotte s’est rêvé justicier. Et qu’il a finalement perdu les pédales». Plusieurs fois l’ironie vient saper les grandes déclarations, les grandes phrases des années de jeunesse mais aussi poser les limites de la démarche d’aujourd’hui, celle du livre en train de s’écrire. La démarche documentaire et la démarche littéraire butent de concert sur leurs propres limites. Alors quoi?
Alors Jérôme Meizoz remonte, à pas comptés toujours, à ces années 1990. Et puis plus loin encore. Il a connu le Jeune Homme. Avec d’autres, filles et garçons, ils lisaient les textes du «Poète des cimes blanches», Maurice Chappaz, qui pourfendait, haut et fort, les spéculateurs, « maquereaux» de la Nature. La jeune bande collait des affiches, de nuit, dans les rues coites des villages: «Abolissons l’armée! Pour une politique globale de paix!» Remonter ainsi le cours des choses ne va pas de soi. «Reprenons», lance l’auteur maintes fois. Maître des proses poétiques, Jérôme Meizoz tourne ainsi les pages de l’album personnel et familial. La Nature, «son obstination de graines», apaise les douleurs de l’enfant, après la disparition de la mère. «Au parc, les jardiniers ont dressé une paroi florale. Le gel n’a pas eu raison des pensées pourpres ou jaune vif […] Chaque matin, tu y passes, survivant aux idées noires, grâce à ce mur de pensées.» Les souvenirs s’enroulent et se glissent, par-delà le silence.
Et, comme une litanie, année après année, la question: «D’où a bien pu sourdre cette haine contre le Jeune Homme?» Pour y répondre, des lectures, des intuitions. Des souvenirs, encore. Celui de la venue en Valais, en terrain conquis, de Jean-Marie Le Pen («le Tribun-chef nationaliste français») en 1984. La découverte que le père d’un ami proche avait été un collaborateur français et qu’il avait trouvé refuge en Valais, comme d’autres activistes bruns, après la guerre. Sur un autre plan, la longue lutte des habitants du Val contre la nature, contre ses débordements, contre sa mainmise, rend inaudibles les discours de préservation écologistes.
Par touches et courts chapitres, avec pour seuls en-têtes les années, Jérôme Meizoz met aussi en écho le tabassage du militant écologiste de 1991 avec d’autres épisodes de violence où la justice valaisanne a été contournée ou n’a pas pu passer: en 2006, un loup est abattu malgré l’interdiction; et puis, l’affaire du petit Luca, fils de propriétaires italiens d’un restaurant de station, retrouvé nu, battu et inconscient dans la neige et qui en restera tétraplégique. Les coupables, là encore, n’ont pas été inquiétés, protégés par un épais édredon de silence. Cette mise en parallèle, terrible, constitue sans doute l’apport le plus incisif et dérangeant du livre. Et la chape se referme devant les armes dérisoires de l’écrivain. On retient l’effroi et la retenue aussi. Sert-elle à contenir la colère qui ne mène à rien si ce n’est à hurler, comme le fait Jérôme Meizoz, contre l’abattage de marronniers centenaires à un moment du livre? Peut-être. Cette retenue, omniprésente, donne à sentir, plus fortement encore, le poids du silence.