5 juin 33
Hier soir, avec quel sursaut d’angoisse, j’ai senti tout à coup que l’oubli commençait son oeuvre, et que peu à peu je ne pourrais plus me rappeler dans leur enchaînement temporel les paroles, les sommeils, les souffrances des derniers jours; que même ce dernier hiver allait perdre dans un vague uniforme tout ce dessin si précis et si sombre qui aurait dû nourrir sans fin ma tristesse. L’horreur de sentir mon amour abîmer son élan tout à coup dans un magma d’oubli et de mémoire où il s’enliserait sans pouvoir rien saisir, voilà ce qui me fait passer ce matin du chuchotement lèvre à lèvre avec une présence-absence à la brutalité du signe. Puissent ces phrases ne rien capturer (car leur capture fige) mais susciter seulement ce qui n’est plus et s’effarouche de revivre, cette présence qui n’ose pas se tenir devant mes yeux parce que ce qu’on appelle le «réel» la traverserait comme un glaive, heureuse de glisser à mon côté comme une ombre timide, cette promeneuse qui ne connaît plus la vieillesse ni la fatigue, et regarde avec moi le monde où tout est fleurs, feuillages, vent gorgé d’odeur, sans rien dire, sans cesser de parler, donnant sa voix au monde jusqu’à ce que le coeur retrouvant dans toutes choses la même inflexion déchirante éclate en larmes sans merci.
Orion, c’était toujours Orion au-dessus du noyer nu comme une parole de feu inexorablement allumée, quand j’ouvrais les volets de la chambre une dernière fois avant la nuit, après avoir enlevé de la table les bouquets et les plantes fleuries loin du courant d’air glacé. Moment de la piqûre, que Maman attendait avec impatience – et redoutait en même temps. Le soir où il avait fallu commencer cette chose fatale (oui, le verdict du docteur, au-delà de la voix égale qui le prononçait comme on énonce l’événement ou la pensée les plus ordinaires, semblait dicté vraiment par un Fatum, une Toute-Puissance qui ne reviendrait jamais sur sa décision), nous sommes entrés dans sa chambre, M[adeleine] et moi, essayant de feindre, déguisant sous de fausses intonations «détachées» notre perfidie de bourreaux. Depuis, tous les soirs jusqu’à la fin, je n’ai jamais pu assumer sans remords cette tâche d’endormeur, me persuader que j’avais le plein droit à une pareille tromperie. Mais jusqu’à quel point tromperie? Je ne savais pas les pensées de maman là-dessus. Sans doute a-t-elle songé d’abord à quelque calmant – inoffensif, pas du tout «irrévocable» comme la morphine, ou à quelque fortifiant d’un temporaire usage (quelques jours après le commencement des piqûres, elle aurait voulu demander au docteur de les interrompre). Mais le soulagement profond qu’elle ressentait (les débuts de soirées lui amenaient toujours un surcroît de souffrances, et les nuits étaient devenues mauvaises) l’a conduite inévitablement à les trouver nécessaires, et souvent même à nous rappeler que l’heure était là. Quel soulagement pour nous – quelle tristesse aussi de voir maman, dix minutes, un quart d’heure plus tard recommencer à sourire, à parler, à raconter mille souvenirs anciens ou proches, de son séjour à l’Infirmerie de Moudon, ou de son temps de Tubingue. De ma chambre où je remontais dormir je l’entendais encore babiller avec ma soeur (qui avait maintenant son lit dans sa chambre) sans désir de sommeil, comme si elle eût été sûre de le voir survenir au moment voulu.