[Lettre manuscrite envoyée par pneu, sans adresse][1]
Mardi soir 6h.
2 août 1937
Ma chère Raymone,
Ce pneu pour te confirmer ce que je t’ai dit au téléphone : Adieu, Raymone, adieu !
Je te dis adieu, sans haine et sans reproche, en te plaignant de tout mon cœur : Adieu et que Dieu te protège !
Mais je ne te cache pas que jusqu’à aujourd’hui j’étais convaincu que tu me reviendrais, comme sœur Béatrice qui avait quitté son couvent pour aller faire la fête, vivre, s’étourdir, rentre un beau jour sans que personne ne lui dise rien, Notre-Dame ayant pris sa place durant son absence…
C’est que, malgré tout, Béatrice n’avait pas perdu la foi, même pas dans ses pires avatars…
Sans vouloir être un saint, moi, j’ai cru en toi jusqu’à aujourd’hui, Raymone, et si tu avais gardé ta confiance en moi, il y a longtemps et sans attendre que je sois malade, mais par amitié vraie, que tu me serais revenue, Raymone, et je t’aurais tout simplement prise dans mes bras, sans jamais rien te reprocher… mais tu as perdu confiance et depuis un an et demi tu ergotes, discutes, cherches de mauvaises raisons, te caches de moi au point que je ne sais pas où te téléphoner aujourd’hui, fréquentes des gens que [je] ne dois pas connaître, tu m’accuses… de quoi ?… je me le demande encore… car mon crime, n’est-ce pas, c’est de t’avoir dit en rentrant de Hollywood : « Raymone, si cela peut te faire plaisir, quand mon divorce sera prononcé, je te demanderai de m’épouser[2] ?… » Et voyant que tu ne répondais pas j’ai ajouté : « D’ailleurs, rien ne presse, tu as le temps d’y réfléchir ?… »
Aurais-tu le courage de répondre aujourd’hui si je te posais la même question, toi, qui n’a même pas le courage de venir me voir quand je suis malade, même pas de téléphoner pour prendre de mes nouvelles et pour les 40 heures que tu as à passer à Paris trouve le moyen de t’éclipser sans que je sache où te rejoindre, toi qui m’as dit dimanche que j’étais le seul homme au monde que tu aimais ?… Non, Raymone, je ne te crois plus. Adieu.
Et que Dieu te protège
Blaise
P.S – Ne crains rien pour moi je ne ferai pas de bêtises, – je ne quitterai même pas Paris, ni l’avenue Montaigne, car j’y suis bien.
[Lettre manuscrite]
Samedi soir [mi-septembre 1937]
Raymone bien-aimée –
Je ne te parlerai plus de mon amour, ni de mon chagrin, ni de mon abandon, ni de rien, de rien, de rien – sauf de toi.
J’ai été effrayé de ton état quand je t’ai vue cet après-midi au Lutécia. Tu as l’air d’une pauvre petite chose battue –
Raymone, je t’en supplie, retrouve tes forces, ta beauté, ton sourire –
Je te jure que tu peux avoir confiance en moi. Je ne souhaite que ton bonheur et ta joie –
Dis-moi ce que je dois faire et ce que je puis faire pour t’aider –
Je t’aiderai de toutes mes forces et de tout mon cœur –
J’ai oublié tout ce qui est arrivé depuis six semaines. Je ne veux que ton bien – et je ferai tout ce que tu voudras pour que tu guérisses –
Dis-moi ce qui te ronge, parle – et je serai heureux de faire tout pour que tu sortes de ce cauchemar.
De tout mon cœur
Blaise
[Lettre manuscrite]
Vendredi [27 août 1943]
Chère Raymone,
Je suis bien content de ce que tu me dis de ta sciatique. Puisse ton docteur dire vrai. En tout cas fais bien attention. La douleur fait partie de la médecine chinoise comme la mauvaise odeur de l’huile de Harlem. On ne guérit pas gratuitement ! La journée d’hier s’est bien passée. Je nettoie et prépare le travail de Laurence[3] pour être tranquille après. Je me mettrai au travail lundi. Si Dieu le veut…
Je vous embrasse toutes les deux.
Blaise
Je te demande pardon de te parler graillons. Mais il y a des choses que l’on ne peut réussir d’une main, par exemple : récurer les casseroles. J’y renonce.
B.
[Carte manuscrite]
Lundi [30 août 1943]
Chère Raymone, c’est le N° 080-211 le gros lot. Le billet que j’ai donné à ta mère se terminait par 11 ! à contrôler. Ne pas oublier également de renouveler sa carte d’alimentation. Je ne sais toujours pas si elle a fait bon voyage et si tu as bien reçu les malles ? Je n’ai pas encore mangé à ma faim depuis le départ de mamanternelle. Mais hier, le déjeuner n’était pas trop mauvais. Je vais faire la tournée de tous les restaurants, puis je choisirai. Cela paraît assez compliqué et seul j’aurai du mal à y arriver avec mes seuls tickets ! Enfin, cela n’a pas une telle importance car, aujourd’hui, je me mets au travail. Alors, j’ai à penser à autre chose… Je reste très pessimiste sur la suite des évènements. Il faut s’attendre à tout, et même au pire. J’ai bien travaillé ce matin. La première fois depuis quatre ans. C’est une date. Une bombe près de chez Peisson[4].
Je vous embrasse toutes les deux.
Blaise
[Lettre manuscrite]
Dimanche [5 septembre 1943]
Ma chère Raymone,
Naturellement, j’ai été très inquiet, vendredi. Heureusement qu’hier la radio a donné le nom des rues et le N° des immeubles atteints. Tu vois que ce que je prévoyais est arrivé le jour même que j’avais dit. Pauvre pays. Je le crois foutu. C’est un début. C’est pourquoi, si tu n’as plus d’espoir de faire du cinéma (ce que j’ai toujours pensé, pas avant la fin de la guerre – et nous en sommes loin) tu ferais mieux d’aller à la campagne (je n’ose pas te dire de revenir ici). Enfin, fais ce que tu penses être le mieux pour toi. – Hier, j’ai eu la surprise de voir arriver le docteur Odette Poulain[5]. Elle arrivait par les Htes Alpes en bicyclette ! Elle repart demain. J’en ai profité pour lui rendre ses « fonds ». Mais j’ai été content de la voir car elle m’a raconté beaucoup de choses. Téléphone-lui quand elle sera rentrée fin de semaine. Elle te dira où je mange et comment, au petit bistrot de l’Opéra –
Je te confirme que je t’ai envoyé l’autre jour le certificat de radiation pour le vin et qu’il me faut le carnet de fournisseurs de ta mère pour que je puisse la faire radier, ici, à la Mairie. Envoie-le moi d’urgence – Je travaille petitement, mais je travaille. C’est le principal. Dès que je serai mieux organisé, je travaillerai mieux. Tu comprends, le changement a été un peu brutal. Il me faut organiser non seulement mes journées mais la semaine pour ne pas perdre le temps, et surtout les matinées qui sont précieuses mais qui passent si rapidement. Je ne sors pas le matin, sauf le vendredi, jour du bain et j’en profite pour faire toutes mes commissions de la semaine. Laurence viendra tous les quinze jours – le mardi. Le dimanche, je fais la maison à fond (ce que je viens de faire aujourd’hui). Ainsi, toutes les corvées sont groupées. Je travaille donc le matin jusqu’à 13H. Puis, je vais déjeuner. Après, je flâne ou me ballade (jeudi dernier chez Peisson) car il fait très beau et très chaud. Puis je rentre, bouquine, fais ma soupe, écoute la radio, rebouquine et vais me coucher. Voilà mes journées. Je vois le moins de monde possible. C’est très supportable et ne m’ennuie pas. Voilà.
Je t’embrasse de tout mon cœur.
Blaise
Ce que tu me dis de la Ste Vierge en larmes ne me surprend pas. Quel est le cœur qui ne fond en larmes en contemplant la France ? Et l’on ne peut même pas mettre un cierge !
[1] Cendrars habite alors à l’Alma-Hôtel, 12, avenue Montaigne à Paris.
[2] Début 1936, Cendrars est en reportage pour Paris-Soir à Hollywood. Son divorce avec Félicie Poznanska est prononcé le 16 juillet 1937.
[3] Laurence, la femme de ménage, vient une fois par semaine de Gardanne (où Raymone est née).
[4] Édouard Peisson (1896-1963), ancien capitaine de marine marchande devenu romancier de la mer est l’une des principales fréquentations de Cendrars au cours des années aixoises.
[5] Au moment de son projet de tour du monde avec Élisabeth Prévost, Cendrars avait prévu une pharmacie selon ses conseils. Odette Poulain est dans la Résistance, c’est probablement pourquoi elle arrive en bicyclette, d’Italie ou de Suisse.