Prologue
Sept dizaines. Sept dizaines d’années. Quel bel âge. Quelle longue vie. La mienne. J’en ai même un peu plus. Mais j’aime envisager ce chiffre rond, ce beau chiffre, magique : sept, les sept jours de la semaine, les sept planètes traditionnelles, les Sept Merveilles du monde, les sept nains, les bottes de sept lieues et zéro : ce néant, ce rien qui fait repartir chaque unité pour une nouvelle tournée, 10, 20, 30, 40, 50, 60, 70.
Ai-je quelque chose à dire de tout ce temps, de cette longue durée ? Quelque chose d’autre que ce que j’ai déjà écrit dans mes quatorze livres qui ont toujours tourné autour d’un vécu, le mien, celui de mes proches, des femmes en particulier, de nos incompréhensions, déceptions, révoltes, colères, de nos enthousiasmes. Je partais toujours de situations du moment présent, je les explorais minutieusement pour essayer d’y voir plus clair. Y voir plus clair, c’est au fond la raison de mon écriture, depuis toujours. Depuis le temps où cette douce mère chérie dictait, avec amour, ce que ses enfants chéris devaient être, faire, penser.
En considérant sept dizaines d’années de sa propre vie, sans être trop décrépit, peut-on voir autre chose qu’une multitude d’années, événements, lieux, joies, chagrins, succès, échecs ? Pourrait-on voir, avec le recul, se dessiner un mouvement général ou particulier dont on n’aurait pas eu conscience, des obstacles invisibles qu’on aurait sautés ou contournés comme s’ils n’existaient pas, une écume, des lames de fond, des vents propices ou contraires ? Pourrait-on percevoir un scénario original ?
Si je me pose cette question aujourd’hui, c’est que j’ai une idée derrière la tête. Étonnement, née dans ce petit pays épargné des guerres et des catastrophes, ma vie privée également épargnée de problèmes insolubles, je retire pourtant une impression générale qu’il a été difficile de trouver mon chemin, de le faire. Alors que l’entourage me renvoyait souvent un reflet plaisant, léger, enviable de ma vie et de ma personne –Tu as de la chance… tu, tu, tu… ce tu, tu, tu… ne m’a jamais semblé correspondre au je, je, je… qui débroussaillait péniblement la place pour avancer. Trouver l’amour, un métier, se maintenir dans l’amour, réaliser son désir d’écrire, dépasser l’impossible partage des tâches dans le couple et essayer d’atteindre (sans succès) un équilibre entre amour, famille et écriture, une vitesse de croisière, une légèreté, la paix… pourquoi avoir été toujours partagée, et pourquoi toujours cette envie de partir ?
J’ai noté ce débroussaillage dès l’adolescence dans des journaux de bord qui recensent lectures, films vus, à voir, pièces de théâtre, musées, excursions, voyages et entremêlées à cette abondante matière, mes innombrables questions. Aujourd’hui j’ai bien davantage que sept dizaines de ces cahiers sans compter les carnets et les centaines de bouts de papier où une idée, une phrase, un mot ont été griffonnés.
Je ne sais s’il faut partir de cette montagne de papier pour aller à la recherche de mouvements plus profonds. Il y a des mois que je tourne autour, la remue, la feuillette, vite proche de la nausée, prenant des notes, faisant des résumés, des plans de tranches de vie (sept de dix ans, dix de sept ans ?), n’aborder qu’une ou deux tranches, ou toutes ? commencer par le début « je suis née… », par la fin « je ne suis plus » ? J’hésite sur tout et d’abord à me lancer le lendemain ou à tout abandonner. Et je sors.
Je sors, prends la direction du lac. Pas que j’éprouve une passion pour le lac – ni pour Genève d’ailleurs – mais j’aime me promener et par sa vivacité l’eau m’attire, elle vient de loin, passe, et s’en va, loin aussi. En amont la source naissante au glacier du Rhône, en aval la Méditerranée, son horizon d’azur.
Mon trajet est court, commence par être bruyant, poussiéreux, laid, je dois traverser un des chantiers du CEVA, le futur métro Cornavin-Eaux-Vives-Annemasse, renommé Léman-Express selon la volonté populaire. Je me réjouis d’avance de pouvoir un jour atteindre la gare en quelques minutes. Encore à traverser la route à grande circulation de Frontenex et me voici dans le somptueux parc La Grange. Naturellement je m’arrête, respire, renais. Et prends à droite, à l’est, le chemin qui part sous de gigantesques hêtres séculaires aux troncs pachydermiques. La matière de mon futur livre (qui tourne toujours dans ma tête) s’éloigne agréablement, comme si elle avait aussi besoin de s’aérer. Crochet par un étang enfoui sous une végétation qui évoque un tableau japonais où glissent quelques canards et apparaissent quelques tortues d’eau. L’endroit est si calme et harmonieux que j’ai tenté de le photographier à plusieurs reprises. Sans succès, je n’ai toujours pas décidé si je voulais me lancer dans la photo ou non et cette hésitation se reflète sous forme de flou sur tous mes essais. À la belle saison, matin et soir, lorsque le soleil apparaît ou va disparaître au-dessus du cirque des grands arbres et vient raser les berges du plan d’eau, les tortues se hissent péniblement aux rares endroits accessibles – les petites n’y arrivent pas – et alignées au soleil naissant ou se couchant semblent connaître la béatitude que les vieux sages orientaux mettent toute une vie à découvrir (nous, Occidentaux, en sommes aux balbutiements).
Et si j’allais faire un tour du côté de la terre de mon enfance, me dis-je soudain, plutôt que de tourner autour de ma montagne de papier ? N’est-ce pas à la source que je peux trouver mon scénario original ?