Domaine français
Parution Avr 2010
ISBN 978-2-88182-668-9
128 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Domaine français
Disponible

Amélie Plume

Les Fiancés du glacier Express

Domaine français
Parution Avr 2010
ISBN 978-2-88182-668-9
128 pages
Format: 140 x 210 mm

Résumé

Grincheux, mécontents et en colère, voilà comment ils se décrivent. « Ils », ce sont Lily Petite, la soixantaine, chroniqueuse, féministe lucide et grand-mère; et Oscar Muller, la soixantaine également, licencié après une jolie carrière, doucement passif et surtout fils de sa mère.
Les deux sont en fuite dans un train sans savoir vers où, chacun épie l’autre, se décide selon ce que l’autre décidera. L’équilibre est acrobatique, le jeu du hasard est rattrapé par celui de l’amour. Le train part direction les Alpes, puis s’engouffre dans de petites vallées exotiques.
Amélie Plume déploie son art comique avec astuce, les dialogues croisés entre le français, le suisse allemand, l’allemand, et pourquoi pas un peu de romanche font exploser la forme. Le rire dédramatise et allège les constats dévastateurs de Lily Petite sur notre société et sur le rôle de grand-mère en ce début de XXIe siècle.

Autrice

Amélie Plume

Née à La Chaux-de-Fonds, Amélie Plume a fait des études de Lettres à Neuchâtel. Elle vit quelques années à New York, voyage en Afrique et en Israël, avant de s’établir à Genève et dans le Sud de la France. En 1981, elle se lance dans l’écriture. Elle a publié de nombreux romans proches de l’autofiction dans un style cocasse qui a fait d’elle une des rares plumes féminines burlesques contemporaines. Son œuvre a été reconnue par le Prix Schiller (1989) et le Prix Pittard de l’Andelyn (1993).

Histoires ordinaires et merveilleuses de passions, et le contraire d’une écriture romantique : Amélie Plume décrit les affres et les extases de l’aventure amoureuse sans une once de drame. À l’inverse, grâce à une langue orale et visuelle, un esprit jubilatoire, une perspicace ironie, de l’aplomb, un sacré sens de la vérité, mais aussi beaucoup de tendresse, on rit, avec elle, de sa douleur. Les majuscules, qu’Amélie Plume emploie de manière très singulière, Catherine Safonoff les a décrites comme des « zooms drôlatiques, soudain coups de gong, qui scandent le récit comme on frappe du pied un tempo. »

 

« L’œuvre d’Amélie Plume est entièrement placée sous le signe du comique et de l’autodérision ; au départ cependant est la rébellion. Elle commence tambour battant avec une trilogie autour des couples qui se font et se défont, et choisit sa cadence : c’est allegretto que la vie moderne se joue. Elle invente une écriture de la vitesse, anarchique, transgénérique, où elle mêle savamment la poésie et la prose : des vers courts, des majuscules aberrantes, une ponctuation capricieuse, des enjambements et des hiatus cocasses, des rimes, des assonances et des onomatopées forment de pseudo-poèmes qui contrastent avec le récit, donnant ainsi à l’ensemble un ton provocant. Elle met en œuvre une esthétique burlesque, prenant à la légère les sujets graves de l’heure, pariant sur la vie immédiate, ce mixte de drôlerie et tragique, d’élan et retombement , de rêve et perte. Elle poursuit dans l’autofiction, sur un ton primesautier, rare dans le genre, de Marie-Mélina s’en va (1988) à Toute une vie pour se déniaiser (2003), où la fragmentation en tableaux discontinus va de pair avec une combinatoire polyphonique. Avec Chronique de la Côte des Neiges (2006) et Mademoiselle Petite au bord du Saint-Laurent (2007), elle débat du rôle de l’écrivain en Lilliputie avec son double littéraire, Mlle Petite, qui radicalise la triste fin de la carrière comme du littéraire : « bouffer son papier et boire son encre ». Elle a publié en 2010 Les Fiancés du glacier Express. » Doris Jakubec, dans Le Dictionnaire universel des Créatrices.

Extrait

 

Première partie

 

Qu’a-t-il à me regarder celui-là avec ses yeux étonnés ? Pensifs, doux ? Je suis prise en flagrant délit d’exaspération à feuilleter nerveusement une revue sans pouvoir en lire un mot, en regarder une image ─La chiante c’est toi Cécile, pas les enfants, ai-je envie de hurler à la ronde ! Poser la revue sur son étagère, s’éloigner.

Pourquoi être montée jusqu’au kiosque de la gare alors qu’en début de semaine je n’achète pas de journaux ? Besoin de bouger… de fuir… ce téléphone… évidemment ─Oui Mamoutch’ c’est trop pour toi, je sais, mais je n’ai pas d’autres solutions, je te les déposerais à 7h30 et viendrais les rechercher dès que je pourrai.

Dès que je pourrai… ! Vite à la trappe le conditionnel ! Elle me tue ma Cécile, nous avions pourtant convenu qu’elle ne me demanderait plus de les prendre les trois à la fois, c’est infernal, cinq ans, trois ans, neuf mois, comment voulez-vous faire, les deux aînés se chicanent sans arrêt, l’un veut sortir, l’autre pas, bébé hurle, vomit, dort, ne dort pas, un cauchemar, après un quart d’heure je n’en peux plus, c’est trop pour moi, je le lui ai dit et de toute façon demain ça ne va pas, j’ai un rendez-vous. ─Ma petite Maman chérie, tu me sauverais la vie si tu pouvais t’arranger, je t’accorde qu’ils sont chiants mais tu sais comme ils t’adorent, je te rappelle dans la journée, bisous bisous.

Oui la chiante c’est elle. Une bonne fessée qu’elle mériterait, plusieurs, toutes celles que son père et moi ne lui avons pas données quand elle était petite.

Tiens, l’inconnu aux yeux étonnés est plongé dans… approchons discrètement… tiens, plongé dans la revue que je feuilletais toute à l’heure. Beau visage, rond, captivé. Qu’est-ce qui peut être si captivant dans ce magazine ? En prendre un exemplaire, le payer, sortir dans le grand hall. Horaire des départs ? Superflu car en ce moment, si je m’écoutais, je partirais n’importe où à n’importe quelle heure. Pas à cause du téléphone de Cécile, non, à cause de tout. Et de tous. Oui, en ce moment, j’en ai marre de tout et de tous. J’ai soixante-quatre ans, vingt ans d’enfance et d’adolescence, vingt ans de jeunesse, vingt ans de maturité et alors que j’aurais dû gentiment entamer ma vingtaine de prime vieillesse, je ne vieillis pas, je moisis. Depuis plusieurs années. Comme une pomme flétrie oubliée au fond d’un vieux plat ébréché en compagnie de légumes et de fruits plus ou moins blets comme moi, une aubergine et une courgette : mes deux ex-maris, une flopée de figues violettes écrasées les unes sur les autres : mes correspondantes, un noyau de pêche atteint d’Alzheimer : la terrible grande Gudule, ma vieille tante, qui s’est asséchée jusqu’à en oublier sa sécheresse. Et sur ces vénérables restes à consommer avant le… viennent siéger insolemment un citron vert : mon chef, un poivron orange et un rouge : Cécile et Thomas, une poignée de douces mirabelles : leurs enfants. Ah j’oublie Armand au fond du plat, pathétique en poire beurrée fondante. Pathétique ? Ne le sommes-nous pas tous à grandir, mûrir, vieillir dans l’immuable plat de nos existences ?

Flot de voyageurs, me voilà sur un quai où je n’ai strictement rien à faire, encore moins que dans le kiosque à journaux. Rebrousser chemin, tiens, l’homme aux yeux pensifs et au visage rond monte sur le quai avec une serviette à la main et son magazine sous le bras. Plutôt massif le garçon. Où va-t-il ? Voie 6 : Lausanne-Berne-Zurich-St-Gall. Ah !

Retour dans le hall d’entrée, une longue file d’attente devant les guichets des billets… horreur ! mon téléphone portable… ça doit être Cécile, je crois entendre sa voix tout de miel se durcir en découvrant que je persiste dans ma résistance. Ne pas répondre avant de mettre au point l’alibi du rendez-vous. Ah non, c’est mon deuxième mari, la courgette, qui veut me donner le bulletin de santé de Louis-Victor. Rien ne presse. Édouard va aussi m’appeler déjà alerté par sa fille et voulant plaider sa cause ─Ne peux-tu vraiment pas t’arranger, Cécile est tout à fait coincée et moi… etc. Mon chef ne va pas tarder non plus ─Lily, c’est lundi, j’attends vos deux papiers ! Me glisser dans la file d’attente, si tous ces gens partent, pourquoi pas moi ? Oui, pourquoi pas moi ? ─Un billet d’excursion journalière libre parcours, première classe, s’il vous plaît. Cécile roulant en cabriolet blanc, je peux bien, moi sa mère, voyager une journée en première classe. Hâtons le pas… quai numéro six… zut, raté ! Dommage. Ça m’aurait plu d’aller revoir la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall, une splendeur.

Que faire ? Où aller ? Sur l’autre voie Lausanne-Montreux-Sion-Brigue. Le Valais ? Bof ! Non, encore ce portable ! Non, non, je n’en peux plus, je n’en peux plus, Lily tire-toi, sauve-toi, même en Valais, saute dans ce train. Bravo. Un compartiment côté nord pour ne pas voir la confiserie lémanique sublime qui risque d’ajouter à ma déprime. Et contemplons la belle ligne de mon Jura natal, sa sobriété qui n’en jette pas plein la vue au premier regard du premier touriste japonais. Le wagon est presque vide. Qui va en Valais un lundi matin à 9 heures en première classe ? Normalement même pas moi !

Volupté du train qui se met en marche, silencieusement, imperceptiblement, dans une lenteur déjà pleine de toutes les destinations du monde. Profond soupir. Ah si je pouvais laisser sur le quai la vieille valise trop lourde de mon existence.

─De quoi te plains-tu, me serine mon entourage, tu as tout pour être heureuse, une fille et un gendre qui pètent le feu, trois petits-enfants adorables, deux ex-maris attentionnés, un amant lointain idéal, un travail qui te plaît, pas de soucis financiers, que veux-tu de plus ? Rien. Je ne veux rien de plus. Je voudrais de moins. Je voudrais un peu de vide autour de moi, d’immobilité dans laquelle je pourrais improviser un pas, changer de direction, un vide où l’instant ne s’enchaînerait plus automatiquement au précédent pour former les mêmes heures, les mêmes journées qui s’enchaînent les unes aux autres. Je voudrais dans le calme choisir la suite de ma vie. Suite et fin.

Inquiétant, mon état de moisissure doit être plus avancé que je ne l’imagine car en ce moment même, je suis dans le calme et le silence rêvés mais ne me sens pas comblée. Pas du tout. La vieille valise n’est pas restée sur le quai. Je me sens coupable. Si Cécile me voyait ! Si les enfants me voyaient ─Oh, en train Grand’mère, on peut venir avec toi ? Si mon chef me voyait ─Devrais-je toujours attendre vos papiers jusqu’à la dernière minute, Lily ? Et j’entends la voix déçue de l’aubergine ─Tu n’es pas à la maison, dommage je voulais descendre prendre un café.

Oui belle ligne du Jura, sobre beauté, austérité, dignité, rigueur, mes origines représentent un idéal de vie ainsi que les gestes soigneux et précis de mes ancêtres horlogers que je sens au bout de mes doigts quand je m’applique à mes travaux d’écriture, respectueuse du beau papier et de l’encre comme ils l’étaient de leurs montres et de leurs outils.

Tiens, je n’y ai pas pensé, plutôt que le Valais je pourrais encore opter pour ma terre natale, il me suffirait de changer de train à Lausanne, direction Neuchâtel etc. Mais que faire sur ma terre natale ? Visiter les tombes de mes parents ? Celles de mes grands-parents ? M’exclamer à chaque carrefour que tout a changé, que je ne reconnais pas les paysages de mon enfance ? Aurais-je même envie de les reconnaître ? Mieux vaut encore le Valais. Où je n’ai pas envie d’aller non plus, à vrai dire. Mais à vrai dire, où ai-je encore envie d’aller, moi qui rêve de partir ?

En tout cas pas à Coppet, Nyon, Rolle et Cie, verdoyant, rougeoyant, jaunissant, brunissant en veux-tu en voilà et ça ne réussit même pas à cacher la consternante barrière des sommets savoyards nous rappelant sombrement, si on avait pu l’oublier, notre enfermement helvétique. Enfin… passons… et osons ouvrir notre téléphone portable… deux messages, Cécile évidemment ─Rappelle-moi… et Édouard évidemment ─Rappelle-moi… Commençons par Édouard… Oui Édouard, bonjour… non, dans le train… le train du Valais… mais oui… un reportage… pour demain ce sera très difficile… j’ai un rendez-vous… oui très important… très… je ne t’entends plus, on entre en gare de Gland. Te rappelle plus tard.

Même loufoque ce portable avec la possibilité de couper n’importe quelle conversation délicate par l’intersidéral Je ne t’entends plus !

Mettre au point mon scénario pour Cécile qui est plus coriace qu’Édouard. Lui ne peut simplement pas dire non à sa fille mais avec ses leçons d’italien, son vélo, ses rendez-vous chez le physio, il a toujours un alibi tandis que moi, indépendante, pas sportive et en bonne santé, c’est la galère, j’ai toujours l’air disponible. Donc, je suis dans le train parce que mon chef m’a envoyée à l’improviste en Valais pour recueillir un témoignage susceptible d’entrer dans ma chronique Gmg. Et demain j’ai un rendez-vous que je peux difficilement renvoyer, attention, avec Cécile être catégorique ─Je ne peux tout simplement pas renvoyer ce rendez-vous Cécile, n’insiste pas.

Ce qui me déprime à l’idée d’aller en Valais ou dans le Jura, c’est que je ne sens plus ce que j’aimais, la saveur, la saveur du lieu, de l’air, de la terre. Où que j’aille, mes yeux tombent sur un souvenir… Cécile petite fille qui trébuche, plus grande qui a peur des vaches, Cécile jeune fille qui boude, moi-même petite fille avec mes parents, avec mes grands-parents, avec Édouard, avec amis et amies, avec Réjean… toute ma vie sème sa mélancolie le long des sentiers, aux pieds des sapins et des mélèzes, dans les prairies fleuries, le long des murs de pierres sèches qui entourent les pâturages, sur les façades brûlées des vieux mazots, sur les immenses toits recouverts de neige des fermes neuchâteloises, sans parler de la vie au chalet que je peux conjuguer à tous les temps et par tous les temps ─Tu te souviens… ? Non je ne veux pas finir ma vie à me souvenir.

L’histoire de la confiture aux abricots serait parfaite pour ma rubrique, ma cueillette valaisanne. J’ai été bien inspirée d’emporter quelques témoignages et mon ordinateur.

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