Bien arrivée sur la Côte des Neiges
I
D’emblée j’avais proposé d’aller à l’hôtel mais il a refusé catégoriquement – Je vis seul dans cette résidence, il y a toute la place pour toi. Je suis donc arrivée chez lui avec ma grosse valise. Il l’a portée dans un imposant escalier de chêne jusqu’au deuxième étage et là, il m’a demandé si je voulais partager sa chambre ou si je préférais en avoir une pour moi. La sienne était grande, sombre, très conjugale avec des lits jumeaux et des penderies symétriques. J’ai dit que je ne voudrais pas l’importuner mais que je préférais être avec lui. Il a dit – Moi aussi en me serrant dans ses bras et en m’embrassant.
Nous sommes redescendus au premier étage qu’il m’a fait visiter. Un très grand salon, moquette blanche, meubles cossus, plantes, tableaux originaux – C’est pour les réceptions, m’a-t-il dit, je n’y vais jamais quand je suis seul. Ça se voit, ai-je pensé, pas de journaux, pas de livres, pas de pipes, rien de personnel. Un petit salon encombré de meubles – Ceux du grand qu’on a enlevés pour un cocktail, je n’aime pas cette pièce, je n’y vais pas non plus, a-t-il ajouté. Et une salle à manger, encore plus sombre que tout le reste, pompeuse, avec deux petites fenêtres hautes, grillagées, de style gothique, à vrai dire lugubre. – Sans l’obligation d’un dîner, je n’y mets pas les pieds, a-t-il conclu. Je me suis demandée où il vivait. La cuisine était également sombre comme la chambre à coucher et la salle à manger mais petite avec des fenêtres non grillagées qui s’ouvraient sur de tristes et hautes façades. Il m’a proposé une coupe de champagne que j’ai acceptée avec émotion. Un peu plus tard il m’a demandé si j’avais envie d’aller au restaurant ou si je préférais qu’il me prépare quelque chose. J’étais un peu fatiguée pour désirer ressortir mais je ne voulais pas non plus lui donner du travail. Il a répondu que c’était un plaisir pour lui et tout en bavardant, nous resservant et sirotant du champagne, il a pelé et cuit des pommes de terre, mis des tomates au four et rôti des steaks. Puis il a ouvert une bouteille de bordeaux et j’ai demandé si je pouvais mettre la table. – Mais non, reste assise et repose-toi, a-t-il dit. Il avait aussi acheté des fromages mais pas de dessert car il savait que, comme lui, je ne les aimais pas. Nous nous sommes régalés, avons parlé sans fin en finissant nos verres et en fumant, lui la pipe et moi une cigarette tirée d’un beau paquet blanc que j’avais acheté pour l’occasion, n’étant pas fumeuse. Je me suis alors dit – Cette cuisinette sans charme, c’est Byzance et le prénom de mon nouveau compagnon, Nicéphore (on peut aussi dire Nicé ou Nice selon le mot suivant), qui m’avait surprise est soudain devenu plausible.
Nous nous sommes couchés très tard et très amoureusement. Mais ensuite, avec le décalage horaire, c’était pour moi le matin, je n’ai pas pu m’endormir. Et toute la lumière de cette intense journée, le long voyage au-dessus de l’Atlantique, le bonheur des retrouvailles, le plaisir de la découverte s’est alors peu à peu recouverte d’ombre et de noires questions: ne suis-je pas folle d’avoir quitté ma vie pour un homme que je connais très peu et dont je ne peux pas dire grand-chose sinon qu’il est aimant, aimable, plein de vie et respectueux! Et l’ultradouce séparation conjugale ne m’avait-elle pas donné, dans un chez moi, le calme, le silence et le temps rêvé depuis toujours pour vivre à mon rythme, noter, méditer, corriger, recopier, calligraphier, recommencer… serais-je une perpétuelle insatisfaite courant toujours, comme un chien errant, à la recherche d’un os? Et les miens ne vont-ils pas me manquer douloureusement? Et moi à eux? Et pourrais-je écrire ici dans cette grande maison vide, sombre et triste? Et surtout comment faire avec ce nouveau compagnon pour ne pas recréer un duo grinçant? Oui comment faire?
C’est à ce moment, il était 6h30, que le réveil a sonné. Nicéphore m’a donné un doux baiser puis s’est levé. Je me suis levée aussi et nous avons pris le petit déjeuner ensemble dans la cuisine. Nous avons encore échangé un doux baiser et il m’a dit – Installe-toi où tu veux, tu es chez toi, je remonterai dans la matinée pour boire un café et si tu as besoin de quoi que soit avant, appelle-moi, le numéro de téléphone est ici. Puis il est descendu au rez-de-chaussée dans son bureau.
Une femme de ménage est arrivée. Elle avait été avertie de ma venue et moi de la sienne. Elle m’a demandé gentiment si elle pouvait faire quelque chose pour moi. J’ai dit – Non merci. Elle a sorti d’un placard un aspirateur, des balais, des chiffons, un arrosoir. J’ai demandé si je pouvais faire quelque chose. Elle a répondu – Merci madame, c’est mon travail. Je suis alors montée à l’étage des chambres à coucher. J’ai plié les couettes et tapoté les oreillers dans la grande, la sienne (la nôtre?). Et j’ai fait le tour des autres. Des quatre autres. Une est occupée par le séchage et le repassage du linge. Une autre, dite la chambre du conseiller fédéral (m’a-t-il dit hier) est aussi intime et gaie qu’une chambre d’hôtel côté rue. La troisième fait penser à celle d’un adolescent en crise qui se serait enfui de la maison en emportant toutes ses affaires. La quatrième est la plus petite et attenante à la grande. Des penderies sont entrouvertes et je vois de beaux alignements de costumes, de chemises et de cravates. Il y a des livres dans la bibliothèque, des objets, un étrange petit entassement de pierres, mais rien sur le bureau devant la fenêtre. Je m’y assied. En face de moi des pigeons s’ébrouent sur le toit d’une austère bâtisse un peu délabrée. Installe-toi où tu veux, tu es chez toi! Chez moi? Je sors mon carnet de notes, ma plume et j’écris: bien arrivée chez moi, au consulat général sur la Côte des Neiges.