Avec mes photos, ce qui me plaît, c’est d’être dehors, au soleil, à la brise, au vent, admirer une fleur, clic, une promenade chez le photographe et la voilà dans mon album sans que je doive passer des heures, à l’intérieur, comme je l’ai fait toute ma vie, à me concentrer sur la recherche de mots au point d’avoir froid aux pieds, à feuilleter des dictionnaires, des encyclopédies, des précis de grammaire, de ponctuation, à tapoter sur une machine à écrire puis sur l’ordinateur. Je suis fatiguée des mots. Je n’ai pas envie d’en chercher pour décrire les fleurs, leur parfum, leurs couleurs aux nuances infinies, leur diversité, également infinie. J’ai simplement envie de les admirer, de dire qu’elles me fascinent par leur vivacité sans faille. Qu’elles sont une des manifestations les plus évidentes de la vie. De la beauté de la vie qui naît, s’épanouit, se fane, meurt… et renaît. Voilà la fascination en devenant vieux : renaître. Comment font-elles ? J’ai toujours trouvé mièvre que les vieilles personnes s’intéressent tellement aux fleurs, leur parlent, comme aux oiseaux d’ailleurs, et maintenant je fais de même. Je les trouve plus vivantes que les humains, plus sages, plus modestes et plus déterminées, acharnées à devenir elles-mêmes. Elles sont capables de se tordre, de s’allonger, de pousser dans l’ombre d’un buisson pendant des semaines pour finalement surgir d’entre les broussailles et tendre leur petit visage au soleil. Elles savent parfaitement ce qu’elles veulent, ce qu’est leur vie, leur désir : fleurir, resplendir, alors que moi, nous pauvres humains, savons-nous ce qu’est notre vie, ce qu’elle devrait être, aurait dû être ? J’ai toujours avancé dans un buisson de broussailles, de questions, sans voir d’où venait la lumière, dois-je épouser Édouard ? dois-je écrire ? devenir journaliste ? avoir un enfant ? dois-je travailler à mi-temps pour m’en occuper ? dois-je quitter Édouard ? faire des reportages ? quitter Genève ? dois-je épouser Réjean ? quitter Réjean ? faire l’amour avec n’importe qui ? dois-je m’engager avec Oscar, à soixante-quatre ans ? m’installer avec Oscar, au soleil, à cinq cents kilomètres de chez moi, de ma fille, de mes petits-enfants ? Des questions qui n’en finissent apparemment jamais. Qu’est-ce que fleurir, resplendir, se faner pour un humain ? Pour une vieille dame comme moi ? J’aimerais bien l’apprendre avant qu’il ne soit trop tard.
Quelque chose de mieux. Pour moi. Voilà à quoi j’ai réfléchi pendant toute l’affligeante cérémonie. D’abord je m’imaginais dans mon cercueil plutôt satisfaite (pourquoi penser que les morts sont consternés par leur état ?), moi qui ne suis pas sociable, qui déteste les grands rassemblements, familiaux surtout, je peux jouir pour une fois d’un bain de foule (qui de plus est en mon honneur) sans chercher désespérément le moyen de m’éclipser au plus vite. Le monde m’aime et me fiche la paix ! N’est-ce pas ce que j’ai toujours souhaité ? Attendrie, je ne critique rien ni personne, même pas la gueule de mon chef, c’est tout dire !
Évidemment pas d’Adagio d’Albinoni. Pas d’hommes en robe ni de femmes à genoux (à noter dans mes dernières volontés). Pour commencer en légèreté et en grâce, un concerto de Vivaldi. Comme disait Mathilde, un jour que je tentais une ixième fois de l’initier à la musique classique, ta triste musique démodée ! et lui demandais de lire le nom du morceau sur la couverture du CD (pourquoi n’as-tu toujours pas d’IPod grand-mère ?), elle se mit à ânonner comme si elle avait cinq ans – L’Es-tro-Ar-mo-ni-co-op-3-con-cer-to-no-6-in-A-mi-nor, c’est quoi ce chinois, pas de la tarte ton vieux truc ! Ce qui serait tout à fait charmant, c’est que les enfants annoncent les morceaux de musique. À leur façon. Et en se disputant comme d’habitude. Trouver deux autres pièces. Schumann ? Je crois entendre Antoine annoncer comme un scoop de mauvaise augure, après consultation de son ordinateur, que ce compositeur est moins vieux que le précédent mais que ça ne s’entend malheureusement pas ! Et quelque chose d’entraînant pour le défilé final. Une ouverture d’opéra de Rossini ? Personne ne résiste. La Pie voleuse, annoncée par Alice. Et champagne ! La vie continue.
Oscar s’est acheté une moto. Il m’a proposé une promenade qui m’a davantage brisé les reins que fait plaisir. D’autant plus qu’Oscar n’aime pas s’arrêter, enlever son casque et mourir instantanément de chaud sous des vêtements de protection. Il n’aime même pas s’arrêter pour consulter une carte et de cela j’ai horreur, de ne pas savoir où je suis et où je vais quand je voyage. Je le laisse donc aller seul et l’attends avec impatience. Il revient harassé, rouge, en transpiration mais ivre de kilomètres, de vent, de bonheur pourrait-on dire, si on garde à l’esprit que le bonheur des uns n’est pas celui des autres. – Où es-tu allé ? Il est parti en direction de Brignoles, St-Maximin… – Par Tourves ? Oui mais avant il a bifurqué, traversé un village avec une charmante église à la sortie… – Une abbaye, tu étais à La Celle ? – Non plus loin, plus au sud… Je vais chercher la carte et c’est l’effervescence, Oscar a envie de m’expliquer, j’ai envie de savoir mais je ne saurai pas. À ce fameux carrefour, à la sortie de ce charmant village… – La Roquebrussane ? Oscar ne se souvient pas s’il a pris à gauche ou tout droit. – Enfin Oscar, je suis choquée comme s’il ne savait pas s’il avait passé par New York ou San Francisco et surtout comme si je ne pouvais pas vivre une seconde de plus sans cette information, es-tu allé sur Néoules ou sur Garéoult ?
Que vit une fleur qui se fane, voilà la vraie question ? Est-elle dans la nostalgie de sa splendeur ou à l’affût des saveurs nouvelles de son flétrissement ? Transposée chez les humains une vieille dame comme moi a-t-elle encore des saveurs à découvrir, des raisons d’aimer la vie, sa vie, des raisons de rêver ? De désirer vivre ? Je ne parle pas du désir de durer car personne n’aspire à rompre ses liens familiaux et amicaux, à être séparé à jamais de ses objets, ses livres, ses tableaux, de son logis, d’un jardin, d’une vue, de ses promenades. Personne ne souhaite ne pas se réveiller le lendemain, sauf exception. Mais sachant qu’il faudra bien un jour quitter la scène, peut-il y avoir autre chose que la nostalgie, qu’un désir de prolonger ce qui a été, ce qui est, de voir encore une fois, deux fois, dix fois le printemps ? De connaître ses petits-enfants à quinze, vingt-cinq ans ? De manger encore vingt-huit fois cette fameuse daube qui réchauffe les pires hivers ? Sans parler des pastis qui rafraîchissent l’été, et de savourer encore le plus de croissants moelleux accompagnant le plus de cafés possibles ? N’y-a-t-il pas autre chose à mon âge que d’allonger au maximum la répétition des gestes et des habitudes d’une vie ? Désirer vivre, désirer, tendre vers… aspirer à … à quoi ? À la réalisation d’un vieux rêve ? À la découverte de quelque chose d’inédit, d’inconnu, qu’inconsciemment on chercherait ? Me reste-il une surprise à découvrir ? Une bague dorée au fond d’un sachet de sucreries ?