Il était une fois, comme on dit dans les contes, deux filles et deux garçons qui aimaient s’affairer autour d’une cuisinière (le gros ustensile de cuisine et non la personne qui s’en occupe). Mais, au fait, d’où leur était venu cet intérêt ? Eh bien, comme c’est aussi le cas pour la plupart des grands chefs, cette vocation vient d’une femme de la famille et plus rarement d’un homme (pourquoi ? c’est comme ça !).
Comme dans tous les rassemblements humains, il fallait un minimum de hiérarchie, même si ce nouveau club de futurs bons mangeurs ne comptait que quatre membres. Sabrina se proposa d’autorité pour en être la souveraine, ce qu’acceptèrent les garçons avec soulagement (ils étaient un peu paresseux). Sa seconde était Natacha, une rivale mais néanmoins copine. Or, cette bonne copine, une blonde aux yeux couleur menthe à l’eau comme le dit une chanson, convoitait le trône de la désormais Majesté Sabrina, une brune saharienne aux yeux noirs. Elle se démenait donc pour récolter des recettes qui pourraient clouer le bec de sa souveraine. De toute façon, ce n’était pas pour la gloire des réussites cuisinières que ces deux filles étaient en rivalité, mais pour les beaux yeux des garçons.
Les types en question s’appelaient l’un Dagobert, et l’autre Godefroy. Ils étaient vaguement cousins et ces prénoms leur étaient tombés dessus comme la grêle sur les vendanges, car leurs quatre parents étaient spécialisés en histoire médiévale. Les deux jouaient dans la même équipe de rugby, pas très bien d’ailleurs. Mais le seul fait de porter le maillot de l’équipe leur donnait une aimable illusion, celle que leur entrée sur le terrain emporterait leurs amies dans une transe amoureuse. D’accord, elles venaient au match pour leur faire plaisir et hurlaient de joie quand ils marquaient des points. Mais pour dire la vérité, le rugby ne les passionnait pas.
Pour célébrer le premier repas du club, Sabrina se mit aux fourneaux : au menu, des spags aux tomates cerise. L’enfance de l’art, clamait-elle, car elle avait vu faire cette recette à la télévision par un journaliste qui avait revêtu une tenue de cuisinier.
SPAGHETTI AUX TOMATES CERISES
Assez causé, passons à l’ouvrage dit Natacha !
– D’abord faire chauffer de l’eau dans une grande marmite.
– Combien ?
– Eh ben, il faut appliquer la règle 10-100-1000.
– C’est quoi encore ça ?
– 10 grammes de sel pour 100 grammes de pâtes et 1000 grammes d’eau !
Donc, pour un paquet de spags de n’importe quelle taille, calibre 5 par exemple et qui pèse 500 grammes, il nous faut 5 litres d’eau bouillante relevée de 50 grammes de sel. OK ? OK.
Pendant ce temps, sur un autre feu, calme celui-là, on pose une autre grande casserole bien nappée d’huile d’olive, où l’on ajoute quelques grains de poivre (noir, blanc, vert ? au goût bien sûr), une prise de gros sel de mer et 2-3 poignées de tomates cerises. Laisser les tomates faire tendrement connaissance avec l’huile et, dans la foulée, faire cuire les pâtes à gros bouillon et al dente, qu’elles restent donc fermes sous la dent. Égoutter les spags dans une passoire, surtout pas trop pour qu’il reste un peu d’eau de cuisson, et les verser dans la casserole des tomates un peu éclatées, mais presque encore entières. Il ne reste plus qu’à mélanger avant de servir. Sabrina avait oublié de mettre du fromage râpé sur la table, mais les garçons étaient si occupés à s’empiffrer qu’ils ne s’en aperçurent pas. Chacun de ces rugbymen aurait pu avaler tout le contenu de la casserole !
Natacha aussi s’était régalée. Mais comme une pointe de jalousie lui serrait le gosier, elle ne manifesta pas son contentement. Elle attendit que les garçons, repus, posent leurs fourchettes. Alors, sans regarder Sabrina, elle dit avoir vu, pendant ses dernières vacances de ski, un moniteur savoyard faire cuire des pâtes. Bof, la belle affaire, dit Sabrina. Eh bien voici, reprit Natacha sans regarder la reine.
PÂTES À LA SAVOYARDE
Le moniteur a sorti une grande poêle noire, l’a posée sur un feu plutôt moyen, l’a nappée d’huile d’olive, et quand l’huile a été chaude, sans fumer, il a jeté dedans des pâtes qui avaient l’air de cylindres. Des pennes rigate, avança Dagobert qui, convaincu d’être le savant de l’équipe, avait toujours son mot à dire. Tout juste, dit Natacha. Il a fait dorer les pennes en secouant la poêle, puis il a ajouté, peu à peu, un reste de bouillon qu’il avait dans le frigo.
On ne pourrait pas faire ça avec des cubes et de l’eau chaude, demanda Godefroy ? Si, quand on est pressé. Et ensuite, demanda Sabrina qui s’énervait. Eh bien, poursuivit sa rivale, quand les pâtes ont été cuites, mais pas trop, et qu’il restait pas mal de bouillon dans la poêle, il a versé le tout dans un plat à gratin, a couvert de fromage râpé, et a fait dorer dans un four chaud. Les garçons, émerveillés, étaient impatients de goûter ces pâtes savoyardes. Sabrina boudait, mais Natacha triomphait.
En dépit de ces escarmouches cuisinières, ce soir-là le club devint opérationnel ! À chacune de ses rencontres, chacun de ses quatre membres était tenu d’apporter un brin de culture gourmande au patrimoine commun.
POMMES DORÉES ET POMMES AU FOUR
Aujourd’hui Jérémy, un ami des quatre, était venu au club des gastronomes. Il avait chipé à sa grand-mère une formule secrète de patates. La vieille dame gardait son livre de recettes dans un placard, mais le filou avait profité de quelques instants d’absence de l’aïeule pour ouvrir le grimoire et mémoriser la recette des pommes dorées. Là, c’est de patates qu’il s’agit, celles plus ou moins brunes qui prospèrent en terre sous des feuilles un peu bizarres, et non de leurs homonymes qui poussent dans des d’arbres et se parent de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
L’exposé de Jérémy infligeait à son auditoire somnolent l’essentiel du savoir qu’il avait récolté sur les pommes de terre au four. Sabrina ouvrait grand ses oreilles en ayant l’air de ne rien entendre. Natacha donnait des coups de genou à Dagobert, et Godefroy regardait le plafond. L’expert du jour pontifiait : nous disposons de diverses stratégies. La plus simple ? Expédier ces tubercules, très gros de préférence, dans un four froid, régler le thermostat sur 180 degrés, et regarder le temps qui passe. À moins d’être un adepte de la géophagie (la passion de manger de la terre), il est préférable d’avoir brossé, au préalable, la peau de ces tubercules, surtout si des demoiselles sont invitées. En général, après 60 à 90 minutes de cuisson, selon leur taille et leur qualité, un couteau pointu les pique sans problème. On peut alors remettre le thermostat du four sur zéro (porte entrouverte), pour laisser les patates s’y reposer tranquillement jusqu’au moment de servir.
La deuxième approche, à peine plus tarabiscotée continua le maestro, est de bien brosser d’aussi joufflues patates sous un robinet d’eau fraîche, de les sécher au torchon avant de leur administrer un vigoureux massage avec de l’huile d’olive, puis de les emmailloter de papier d’alu (côté mat du côté des légumes) avant de les envoyer dans le même four, à la même température, pour le même temps de cuisson. La différence entre les deux procédés ? C’est que la peau des patates emmaillotées reste molle, alors que celle des autres devient croustillante.
Et les pommes dorées ? S’impatienta l’assistance ? Ça, c’est presque du gâteau répondit Jérémy. Choisir des pommes de terre de la taille d’un très gros œuf. Combien ? Cela varie de une pour un petit rat de l’opéra à huit pour un grand joueur de rugby. Bon ! Peler ces patates, les rincer et les sécher. Battre quelques jaunes d’œuf dans un grand saladier et y faire mariner nos patates, en les tournant de temps en temps, pendant deux ou trois heures. Les disposer alors dans un plat de four, et les laisser cuire, comme décrit plus haut, environ une petite heure. Le résultat ? D’appétissantes boules dorées capables de redonner de l’appétit au plus repu des mangeurs. Une prise de gros sel de mer les rendra encore plus affriolantes.
Sabrina fronçait le nez, Dagobert se demandait où il avait bien pu fourrer la pompe du ballon de rugby et Godefroy, qui s’était endormi, ouvrit les yeux. Mais les quatre se levèrent pour applaudir l’orateur.
Un peu plus tard, comme on en était au chapitre des pommes de terre, Godefroy se souvint soudain du gratin de pommes de terre de sa tante.