Introduction
Composer un menu
Pour un non-cuisinant, composer un menu équivaut à chanter at te clamavi Domine, un SOS tiré du De profundis. En effet, comment une personne qui ne s’est pas familiarisée avec les produits du marché, et qui n’a pas non plus apprivoisé ses fourneaux, pourrait-elle concevoir une suite harmonieuse de plats sympathiques ? Ce serait comme si l’on nous demandait, à nous qui ne savons pas lire la musique, d’écrire une symphonie. Eh bien, les musiciens, quand ils mettent le nez dans une partition, ils entendent la musique dans leur tête. De même les cuisiniers, quand ils écrivent une recette ou un menu, leurs neurones gourmands activent la mémoire de leurs papilles ; ils ont alors en bouche les goûts à venir, mais qui n’existent encore que sur le papier. Pour cela il faut bien sûr de la pratique, de l’expérience, et surtout avoir raté, un bon nombre de fois, toutes les recettes notées dans le cahier qui somnole dans un tiroir de la cuisine.
Comme le disait notre grand-père pyrénéen, parlons peu, parlons bien. Pour lui, la formule d’un bon repas était immuable, à savoir côtelettes d’agneau suivies de crêpes au sucre. Pas de légumes ? Si, à l’intention des lapins. Pour son épouse, notre grand-mère savoyarde, les choses étaient un peu plus bariolées. Le soir, elle aimait se faire plaisir avec de grosses pommes de terre du jardin cuites au four, non pelées, servies avec des feuilles d’une laitue pommée venant elle aussi du même jardin. Dans le saladier l’attendaient une purée d’ail, de l’huile d’arachide et du vinaigre maison. Pour accompagner le tout, un reblochon des Aravis qu’elle nous envoyait chercher chez le fromager avec une consigne impérieuse : la pâte de la chose devait être fondante mais pas coulante, et sa croûte orangée et farinée. Pour les fêtes carillonnées, baptêmes et premières communions, la partition était invariable : à l’apéro, une tarte au fromage de Beaufort tenait compagnie à un petit vin blanc du Midi. Puis, la serviette autour du cou, tomates à la russe, volaille du poulailler cuite au four et servie avec un gâteau de foies de volaille ruisselant d’un coulis de tomates et entouré d’autant d’olives vertes que de quenelles de veau maison. Enfin, un grand plateau de fromages précédait des œufs à la neige, lesquels naviguaient sur une crème à la vanille, fortifiés d’un caramel blond et croquant. Pourquoi toute cette longue présentation d’une table familiale ? Pour dire que l’amateur, en cuisine, se débrouille au mieux de son savoir-faire, avec les meilleurs produits possibles et disponibles, au plus près de ses goûts.
Chez les professionnels du fourneau, nous ne sommes plus dans la chansonnette. Ces artistes doivent d’une part satisfaire des mangeurs qui sont le plus souvent des convives sans appétit doublés de rouspéteurs confirmés. D’autre part, le budget de la maison doit assurer les salaires. Alors, il faut parfois savoir sacrifier le savoir traditionnel des maîtres anciens au profit de bouffonneries dispendieuses (comme la cuisine moléculaire, une mode contemporaine, à ne pas confondre avec la gastronomie du même nom, et qui finira par suivre, sur les sentiers de l’oubli, les traces de feu la nouvelle cuisine). Mais nous, nous les petits, les obscurs, les sans-grade des transformations savoureuses, n’avons pas plus peur de rater une mayonnaise que d’acquérir du savoir. Penchons donc notre tête sans toque dans les écrits des grands. En tête du peloton, Le Livre des menus d’Auguste Escoffier[1]. Dans l’avant-propos, signé par le maestro, nous relevons : « La rédaction d’un menu – qui est à la fois un sommaire de travail et un programme gourmand – est une chose plus sérieuse qu’on ne le suppose généralement ; car il ne s’agit pas seulement d’établir la liste d’un certain nombre de mets, selon des goûts connus ou un prix fixé ; mais de choisir ces mets avec discernement, de les grouper harmoniquement et de réaliser, avec ces notes éparses, une sorte d’orchestration savoureuse. » L’introduction est du même tonneau, et la qualité de l’écriture est impressionnante ; on y trouvera des considérations générales ou précises sur l’élaboration d’un menu, ainsi que des remarques langagières sur son écriture.
Pour finir, inspirons-nous des professionnels pour qui tout menu doit comporter du cru et du cuit, du chaud et du froid, du doux et de l’amer, etc., soit des charnières contrastées. Essayons de faire en sorte que les plats soient de la même teinte, en imaginant le repas à la manière d’un coloriste qui équilibre ses couleurs. Et puis, au bout du compte, vogue la galère.
Menus de saison
Au printemps
La sève monte, bonjour, bonjour les hirondelles !
Mousse d’asperges
Dents-de-lion
Epaule d’agneau aux épices
Tarte à la rhubarbe façon Tatin
Les premières asperges sont là. Les vertes n’ont pas besoin d’être pelées, d’où moins de pertes. Faire cuire, presque al dente, dans une eau salée à 30 g au litre, ce qui renforce le goût de ces tiges. Égoutter, couper en petits morceaux, disposer dans une coupe profonde avec de la crème, sel, poivre et jus de citron au goût, mixer. La mousse obtenue pourra être tartinée sur des toasts minces ou sur des tranches de ficelle grillées. À croquer à l’apéro.
Dans l’herbette nouvelle pointent les pâquerettes à qui tiennent compagnie les jeunes dents-de-lion dont les feuilles sont encore claires. Les cueillir entières en sectionnant la tige porteuse. Si l’officiant se relève sans lumbago, le plus dur du travail est devant lui, nettoyer la cueillette. Il faudra plusieurs bains d’eau salée et vinaigrée pour y arriver. La fonction du sel, ici, est d’augmenter la densité de l’eau pour favoriser la chute des poussières rocheuses, et celle du vinaigre cherche à débusquer les parasites qui auraient échappé au regard. Égoutter, installer dans un saladier. Faire dorer des lardons, non fumés à notre goût, les ajouter aux pissenlits en conservant, dans la poêle la graisse rendue à la cuisson. Verser une bonne rasade de vinaigre dans cette poêle et laisser réduire un peu sur grand feu. Mettre dans le saladier, tourner, servir illico.
Soit une épaule d’agneau que le boucher aura dégraissée et dont il aura ôté l’omoplate que les gens du métier appellent la palette. Faire une infusion d’herbes fraîches, romarin, thym, à laquelle on ajoute un peu de curry fort et du piment de Cayenne. Laisser refroidir, filtrer. Cette infusion, l’injecter dans la viande à la seringue, un peu partout. Placer l’épaule dans un plat allant au four, arroser avec le reste d’infusion, couvrir, laisser agir une nuit au frais. À sept heures du matin, branle-bas. Laver des pommes de terre nouvelles, les gratter un peu, puis les mettre dans le plat. Enfourner en compagnie d’un grand bol d’eau, régler le four sur 100°. Il faut compter 5 à 6 heures de cuisson, en rajoutant un peu d’eau dans le plat de temps en temps, et, si nécessaire, monter un peu la température du four une à deux heures avant le passage à table.
Cueillir ou acheter des branches de rhubarbe, les débarrasser de la partie supérieure proche des feuilles car ici se trouvent les principes toxiques de la plante. Débiter en tronçons de 6-8 centimètres, les pocher dans un sirop épais. Égoutter. Faire réduire le sirop jusqu’à un presque caramel, en napper un moule à tarte. Installer là-dessus les tronçons, couvrir d’une pâte à foncer sucrée. Faire cuire à 220°, chaleur dessous. Retourner le moule sur un grand plat, passer un chiffon mouillé d’eau froide sur ce moule avant d’en libérer la tarte.
En été
L’orage dans les wagons-foudres
Ratatouille froide
Roquette à l’huile d’olive
Légumes farcis, riz croquant
Fraises à la crème
A l’apéritif, sur de petits toasts, de la ratatouille froide. Selon les bonnes règles, les légumes sont cuits séparément avant d’être réunis puis mélangés. Leur cuisson est à l’olive et à chaleur moyenne. Pour finir, il faut leur administrer quelques heures de frigo. La touffeur du jour fortifiant notre paresse, cuisons tous ces légumes ensemble. Quels légumes ? Tomates avec leur tige verte pleine d’arômes, courgettes et aubergines débarrassées de leur chair pleine de pépins, poivrons multicolores épépinés. Autre chose ? Oui, un gros oignon rouge et doux et deux ou trois jeunes carottes pour les sucres de leur peau. Ne les pelons donc pas. Tous ces enfants du potager sont détaillés en gros cubes avant de plonger dans la marmite où les attend une huile d’olive bien choisie. Cuisson tranquille, sous couvercle entr’ouvert, jusqu’à ce que les légumes soient confits.
La salade sera de la roquette si le mesclun niçois n’est pas au rendez-vous. En effet, l’amateur se fait souvent fourguer, sous le nom de mesclun, un mélange de salade du potager. Or le mesclun digne de ce nom est un mélange d’herbes sauvages poussant sur les talus des maraîchers du sud. Pour la roquette, procédons comme nos voisins italiens : sel et poivre, d’accord, huile d’olive fruitée, mais pas de vinaigre.
Les farcis font partie des gloires d’un été gourmand. Pour l’harmonie colorée, courgettes rondes et vertes, poivrons de toutes les couleurs, tomates de Marmande et aubergines blanches. Mais encore ? Ici, il est impératif d’appliquer une loi incontournable : à légumes farcis, viandes bouillies. Bouillons donc, de conserve et à parts égales, du bœuf, du porc et du veau, tous hachés par l’amabilité du boucher. Sont-ils tous seuls dans la casserole ? Mais non ! On leur aura ajouté sel, poivre et condiments d’usage, ainsi que la pulpe des légumes que l’on aura creusés. Garnissons sans tasser car autrement la farce deviendra presque aussi compacte qu’une boule de pétanque. Une petite heure de four à 150° précédera l’arrivée à table. Et avec ça ?
Les maestros de la cuisine affirment que tout repas doit contenir ses contraires, ici du mou et du croquant. Allons-y avec du riz. Notre riz à long grains parfumés cuira, al dente, dans une grande eau salée. Une fois égoutté, il ira s’étaler dans une casserole huilée à l’olive. Là, sur petit feu, sous un couvercle entrebâillé, il deviendra joyeusement croustillant.
Au dessert, des fraises à la crème. Les plus odorantes d’entre elles, écrasées à la fourchette, seront mélangées, pif-paf-pouf, avec de la crème épaisse et du sucre vanillé.
Automne
Les feuilles mortes
Crème de courge
Choux chinois en vinaigrette multicolore
Râble de lièvre aux champignons
Clafoutis aux raisins muscat
Servie à température ambiante, la crème de courge est la bonne compagne d’un apéritif au vin blanc moelleux. Au plus simple, détailler la pulpe en gros cubes et les faire cuire à grande eau salée. Égoutter, placer dans un torchon dont on noue les quatre coins, l’accrocher au robinet de l’évier pendant une nuit. Le matin, l’eau de végétation est partie. Il ne reste plus qu’à la remplacer par de la crème et à saler et poivrer au goût. Certains gourmands ajoutent de minuscules lardons grillés. Pourquoi pas ?
Une salade de chou chinois détaillé en rondelles inégales est très sympathique dans une vinaigrette dont l’huile de pépins de raisin est relevée d’une tombée d’huile de sésame. Rendons-la pimpante. Devant nous, sur la planche, trois poivrons, un vert, un rouge et un jaune. Coupons-les verticalement en deux, conservons une moitié de chacun d’entre eux. Notre couteau d’office étant parfaitement affûté (lame céramique ?), passons à l’ouvrage. Éliminer les pépins et les côtes épaisses (on les voit mieux en transparence). Détailler en tranches d’environ 1cm de large. C’est maintenant que la main doit être légère car il faut enlever la fine peau brillante. Cela fait, couper les tranches en petits carrés. Cette procédure, un peu fastidieuse, permet une meilleure digestion, d’autant mieux si ces petits carrés ont 2-3 heures de baignade dans la vinaigrette.
Le râble d’un beau lièvre suffit à quatre mangeurs pas trop affamés. Une marinade ? Peut-être. Une injection, à la seringue, d’une infusion de serpolet ? Pour nous, c’est mieux (la seringue, avec une grosse aiguille, se trouve en pharmacie). Cuisson tranquille, en cocotte huilée à l’olive et mouillée d’une rasade d’un blanc sec, avec une belle poignée de champignons sauvages cueillis au marché. L’accompagnement ? Une purée rustique de céleri-pomme, dons les cubes ont été détendus à l’eau bouillante puis écrasés avec un rien de beurre demi-sel.
La confection d’un clafoutis est à la portée de tout un chacun. La pâte ? Pour nous, elle ne comporte pas de farine. Alors ? Pour 1/2 l de lait, 4 jaunes et 2 œufs entiers. Fouetter, ajouter le jaune d’un fin zeste de citron haché fin et une pincée de vanille moulue. Verser cet appareil dans un moule creux et beurré. Ajouter les grains d’un muscat dit de Hambourg. Notre façon de faire cuire ? Quelques minutes de micro-ondes d’intensité moyenne. N’avons-nous pas oublié le sucre ? Après refroidissement du plat, nappons d’un caramel blond.
Hiver
Un bonhomme de neige avec une pipe en bois.[2]
Cardons braisés
Salade frisée
Pintade aux mandarines
Crêpe aux coings
Le cardon est un légume de haut rang gastronomique, proche parent de l’artichaut. La variété épineuse, la meilleure, cultivée par les maraîchers genevois, a été distinguée par un label d’appellation contrôlée. Le problème ? Ce seigneur du potager est défendu par des épines, lesquelles ne font pas bon ménage avec la main du cuisinant. Voilà pourquoi les Lyonnais, fines gueules, ont privilégié une variété moins guerrière, mais aussi moins friande. Une fois pelées et coupées en tronçons d’environ 5 cm, les côtes subissent une première cuisson dans un blanc, c’est-à-dire une eau salée où l’on a battu de la farine et que l’on aura enrichie d’huile ou de beurre. La seconde cuisson se fait dans une cocotte où brille de l’huile de noix. Nos tronçons, à peine grillés, encore al dente et piqués au bout d’un cure-dents, trouveront preneur à l’apéro.
La salade frisée est une salade pimpante et croquante. Il est coutumier de la servir dans une vinaigrette bien vinaigrée, avec des croûtons et des lardons. Il y a aussi des œufs, lesquels, selon les chapelles gourmandes, sont soit mollets, soit pochés. Apicius reconnaîtra les siens.
La pintade est l’une des filles aînées des volailles dont la charge calorique est tranquille. Dans les élevages bressans de prestige, elles sont élevées en liberté et font donc partie du menu des oiseaux de proie et du goupil. Cette demoiselle nous vient d’Afrique et se marie volontiers avec les fruits. Aujourd’hui, nous allons la fiancer avec la meilleure des mandarines de l’hexagone tricolore, produite dans l’île de toutes les beautés. Faisons dorer un peu, à l’huile neutre et à feu tranquille, toutes les faces de notre victime, laquelle a été bourrée de quartiers de mandarine. Maintenant, entourons-la de mandarines entières et non pelées, couvrons et baissons le feu. Servons enfin avec quelques carottes glacées, hiver oblige : non pelées mais coupées en gros tronçons, ces racines auront cuit, tranquillement, dans un sirop de sucre, avec un peu de sel, et assez de beurre pour les rendre brillantes.
Le coing, pomme ou poire, est un fruit défensif. Pour le couper, il faut des muscles de culturiste et une lame intrépide. Bref, couper ce monstre, verticalement, en 6 quartiers. Peler et épépiner ? Non. Les pocher dans un sirop épais jusqu’à ce qu’ils veuillent bien s’attendrir. Égoutter. Faire dorer dans une poêle antiadhésive beurrée, puis couvrir d’une pâte à crêpe faite, selon les humeurs du cuisinant, avec de la farine de meule de la Beauce, de la farine de sarrasin breton, ou de la farine de châtaigne corse.
[1] Editions du Félin, 1996, une reproduction de l’édition de 1922 parue chez Flammarion.
[2] Les phrases en italiques qui ouvrent les quatre menus de saison sont tirées de Trenet (printemps, été) et de Prévert (automne, hiver).