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C’est un soir de février 2014 et la grande saison sèche est bien installée. Même les mouches, essoufflées, n’ont plus la force de vrombir. Elles voltigent quelques secondes puis s’arrêtent.
Il est bientôt minuit à Bonamoussadi, quartier résidentiel au nord de la ville de Douala. Vers la boulangerie Bijou, à quelques blocs de notre maison, des bars ferment dans un bruit métallique de chaînes et de cadenas. Des soûlards béguètent. Ils exigent une dernière bière : « Sinon on cas-casse tout ici-là ! » Les tenancières à la voix fluette rigolent et les envoient paître : « Allez, dégagez ! Bande d’ivrognes ! » L’écho de leurs rires retentit comme une stridente sirène de police. À une centaine de mètres, rue centrale, le très fréquenté bar Empereur Bokassa répand les hits cadencés de la saison. On entend, au loin, un concert de coassements et le miaulement des chats errants.
De mon côté, vissé à mon bureau, je prépare mes premiers examens universitaires. Les murs de la chambre sont couverts d’affiches de champions de football : les idoles de mon frère Roger. Je ne reconnais que la photo de notre équipe nationale et celle du célèbre Roger Milla. Quelques trophées en aluminium, des médailles de pacotille et de nombreux maillots que mon frère ne prend pas la peine de ranger. Ses godasses empestent.
Notre lit à étage est face au bureau. Ce lit devient de plus en plus étroit pour nos corps qui grandissent. Roger dort sous le plafond. Ses entraînements clandestins l’ont épuisé. De temps en temps, distrait de mes devoirs, je pose un œil tendre sur son visage anguleux. Il ressemble beaucoup à papa. Ils ont le même front haut, les joues creuses et le menton fin. Il ronfle, je vois ses rêves de star du ballon rond choir dans la bave qui coule de sa bouche entrouverte. Je ressens de la compassion pour lui et regrette que papa et maman le forcent à continuer sur une voie qui n’est pas la sienne. Il est né pour le foot, lui. Le regard scintillant et sur un ton enjoué, il me dit souvent : « Tu verras, mon petit ! Je serai une grande star ! Mes transferts coûteront des millions. On m’appellera pour les publicités de chaussures. Adidas, frérot ! Adidas ! Je finirai par faire la une de Paris Match. Tu verras, mon petit ! Tu verras ! »
Soudain, la voix hystérique de maman dans la chambre d’à côté: « Claude ! Non Claude, tu ne peux pas me faire ça ! Non ! Lève-toi maintenant ! Lève-toi et marche au nom puissant de Jésus ! »
Roger devant moi ouvre brusquement les yeux : « Tu as entendu ça ? »
Comme un seul homme, nous nous précipitons. Là, nous voyons papa étendu. Il respire très faiblement. Difficile même de savoir s’il sent encore ses membres. Il bouge à peine. Une partie de son visage est paralysée. Son œil gauche est beaucoup plus petit, fermé, et l’autre, globuleux. Sa bouche tordue ne s’ouvre plus qu’à droite.
Papa est méconnaissable.
Tout en murmurant une chaîne de prières, maman est en train de le masser avec de l’huile d’olive Puget. Eh Dieu ! Pourquoi ne pas le conduire tout simplement à l’hôpital ? Non, non. Maman crois en l’omnipuissance de Yésu Cristo ! En dépit de l’aversion de papa pour cette onction qu’elle fait chèrement bénir par le pasteur Njoh Solo de l’église du Vrai évangile, voici qu’elle lui en verse de longues et de longues coulées sur les joues, les épaules, partout. Sur tout le corps. Elle essaye même de lui en faire boire. En vain. Tout ce qui entre dans sa bouche ressort presque immédiatement. Maman s’agite. Son Dieu l’aurait-il abandonnée ? Impossible ! Ce n’est pas dans Ses habitudes. Peut-être que le vieux n’arrive pas à avaler, se dit-elle, juste parce qu’il s’agit d’huile d’olive. Alors elle court remplir un verre d’eau. Cette eau que papa rapporte en quantité de la Société nationale des brasseries du Cameroun, la SNBC où il travaille. Maman en fait bénir quelques litres par le pasteur. Persuadée que des sorcières en veulent à son mariage, elle dit que c’est pour chasser les esprits maléfiques. Or, papa ne boit pas de cette eau non plus.
Aussi, Roger va chercher de la bière, s’approche de papa, relève légèrement son buste. L’œil globuleux de notre père pétille à la première goutte. On dirait qu’il sourit. Il ressemble à un enfant auquel sa mère apporte un sirop anti-toux au goût de mandarine ou de mangue. Cependant là encore, comme l’huile d’olive, comme l’eau, rien ; ça ne marche pas. À peine entrée dans sa bouche, la mousseuse ressort. Reste plus que la Bible, dit maman : « Dieu tout-puissant, Toi qui donnes la vie, délivre mon mari de la mort au nom de Jésus ! » Mais plus elle invoque Yésu Cristo, plus papa se défigure.
Elle panique et se met à crier : « Eh Bon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour mériter ça ? Pourquoi frappes-tu ta pauvre servante comme ça ? » Roger s’agenouille près de papa pendant que je calme notre mère. Cet instant ouvre un océan entre mon frère et moi.
Roger sort précipitamment en claquant la porte. Maman hurle : « Tu vas où comme ça, toi? »
Ce qui me semble une éternité plus tard, il réapparaît avec notre frère-ami Simon Moudjonguè. En me voyant toujours assis aux côtés de maman, Roger serre la mâchoire et fait signe à Simon d’approcher. Ce dernier me salue en hochant la tête. Sa salutation discrète est une interrogation : « Qu’est-ce qui se passe encore ici ? » Roger saisit papa par l’épaule droite. Simon l’aide. Il a les yeux vifs de courage. Seules ses mains tremblent. Tous deux transportent papa dehors, vers le taxi qui attend.
Nous sommes tous en suspens. Est-ce que papa vit encore ?
Maman continue de crier : « Où est-ce que tu emmènes mon mari, eh, Roger ? » Elle ajoute aussitôt : « Ah, Simon ! Simon, réponds-moi ! »
Quelques silhouettes se pressent sous la faible lumière du lampadaire. Ce sont des voisines. Aussi curieuses qu’inquiètes. D’un pas bancal, deux soûlards se joignent à elles. Ils beuglent : « Hey vous là-bas ! Vous… vous n’avez pas une petite Cas-Castel bien fraîche par ici ? »
La poitrine de Roger se soulève, s’affaisse, se soulève dans un rythme effréné. Il transpire, s’essuie le front. Une fois monté dans le taxi, il pose la tête de papa sur ses cuisses. Devant, Simon me lance : « À l’Hôpital Général ! » Le véhicule, en s’éloignant, laisse derrière lui un grand nuage de poussière. Maman s’effondre. Les voisines viennent m’aider à la soutenir. Un des ivrognes toussote puis fredonne : « Tu bois, tu meurs ! Tu ne bois pas, tu mourras ! » Sa voix éraillée se mêle aux coassements et miaulements.
C’est comme ça que papa est mort.