I
Voilà près de trente minutes que je suis là, dans les hauts de Lugano, perché sur une grande colline, à attendre désespérément un bus qui ne vient pas. Le soleil est à son plus haut niveau et tape fort sur mon crâne nu, mon Kongôlibôn. Près de moi, il y a une vieille dame. Elle porte une élégante robe de couleur vanille. De longs cheveux blancs balaient ses épaules nues. Il fait tellement chaud que son fond de teint coule et découvre les ridules qui tapissent le pourtour de ses yeux. Cette dame ne cesse de parler. Elle maugrée. Elle grogne. Elle doit être en train de se plaindre de ce retard flagrant des transports publics. Et dire qu’on paye toujours plus cher, je crois comprendre. C’est en italien qu’elle s’exprime. Je lui souris. Je ne sais même pas pourquoi. En réalité, je ne pige pas grand-chose à cette langue. Juste des bribes de ressemblance au passage. Mais comme ma sœur Kosambela a l’habitude de dire, le français et l’italien, c’est un peu les Bantous et les Helvètes: ce sont des cousins éloignés et peut-être même proches. Du coup, je peux comprendre un tout petit quelque chose de ce que la vieille dame raconte.
De l’autre côté de la rue, il y a un abribus pour tous les véhicules publics allant dans le sens inverse de celui que j’attends. Il y a là deux adolescents. Comme pour nous, leur patience s’amenuise. Ils ont l’air exaspéré. Un monsieur en débardeur blanc détrempé passe non loin de là avec une brouette orange marquée des lettres de la ville. C’est une brouette de la voirie muni- cipale. En sifflotant, le monsieur vide les poubelles. Au moins ça, semble admettre le regard de la vieille dame qui, à mes côtés, ne cesse de se plaindre.
Près de l’éboueur, une affiche attire mon attention. On y voit trois moutons blancs sur un paisible pré carré rouge marqué d’une croix blanche. Un de ces moutons blancs, souriant, chasse de cet espace, à coups de pattes arrière, un mouton noir. Sur l’affiche il est mentionné « creare sicurezza ».
Je me grille tranquillement une cigarette en contemplant cette affiche dont l’illustration me paraît plutôt drôle. Je me souviens à cet instant que l’expression « mouton noir » était une des expressions favorites de mon père qui travaillait, lui, dans l’armée régulière du Bantouland. À part mouton noir, il disait très souvent : espèce de KGB (pour espion), criailleur sénégalais ou motamoteur (pour qui parle beaucoup). Lorsqu’on parlait de traîtres dans les rangs de l’armée, ou de mauviettes, ou encore de morts sur le champ de bataille, mon père disait toujours en jubilant: ce ne sont que des moutons noirs !
La grande cloche d’une église au loin se met à sonner. Je me rends compte que cela fait bientôt trois quarts d’heure que j’attends mon bus. À une autre époque, pas si lointaine d’ailleurs, j’aurais opté pour un taxi, moi. C’est ce que vient de faire une autre dame qui n’a pas voulu faire le pied de grue pendant plus de cinq minutes. Mais voilà, il y a un peu plus d’une année, alors que je terminais avec bravoure mes études en cycle de master, j’ai appris parallèlement que je perdais mon job.
J’étais commercial ambulant chez Nkamba African Beauty. Après près de cinq ans de bons et loyaux services, mon patron, Monsieur Nkamba, m’a remercié. Il l’a fait sans aucun état d’âme. Il ne s’est pas vraiment expliqué. C’était comme ça : il mettait un terme à notre collaboration. Un point un trait. On n’avait d’ailleurs aucun contrat écrit. Je vendais ses produits et lui me versait mon gombo. Le tout se passait en mode silence. Entre nous. Entre nous frères du Bantouland. Qu’est-ce que je dis? Nkamba n’en était qu’originaire. Car depuis quelques mois seulement, il était passé de l’autre côté. Il avait fièrement renoncé à sa citoyenneté bantoue. Il s’était fait Helvète. Uniquement Helvète. Je suis un vrai-vrai Eidgenosse de souche, moi ! il disait en bombant la poitrine. J’ai même entendu dire qu’il jetait son bulletin de vote très à droite. Mais de ça-là, je me fiche. Le plus important pour moi, c’est mon travail. Et ça, je ne l’ai plus.
Quand Monsieur Nkamba m’a annoncé qu’il ne voulait plus de moi, je n’y ai pas cru. Que me reprochait-il ? Que pouvait-il me reprocher ? Je faisais du chiffre. Du très bon chiffre même. Je n’avais jamais rien mis dans ma poche. Je ne m’étais jamais mal comporté avec ses clientes. Bien au contraire, nous entretenions de très bonnes relations commerciales. Je n’ai jamais eu une conduite répréhensible ni envers lui, ni envers personne dans ce business pourtant si louche et dont les marchandises entraient frauduleusement ici. Je n’ai jamais refusé d’accomplir la moindre tâche qu’il m’ait confiée. Car je n’étais pas seulement son commercial, mais aussi son homme à tout faire. Mwána peux-tu aller me prendre mes fils à l’école ? Mwána peux-tu aller me récupérer mon costume chez le blanchisseur ? Mwána peux-tu faire ci ou ça ? Et même Mwána, n’aurais-tu pas de belles filles-là à me présenter ? Puis il ajoutait en caressant son ventre encore plus gros que celui d’une femme à terme : tu comprends qu’un homme ne peut pas manger du riz tous les jours, n’est-ce pas ?
Je lui étais fidèle et loyal. Mais lui n’a pas hésité à me foutre à la porte.
Je l’ai supplié. Je n’aurais pas pu faire autrement: c’était mon gagne-pain. Ce job me permettait de payer mes études, de subvenir à mes besoins et même d’envoyer un petit gombo à Monga Míngá, ma mère, restée au Bantouland. Monsieur Nkamba ne payait aucune charge et moi je ne payais aucune cotisation. C’était ça notre part de contrat. Du coup, tout le gombo frais que je gagnais là-dedans glissait directement dans ma poche, dans mon ventre et plus récemment dans celui de mon Ruedi aussi.
Ça ne sert à rien d’insister, m’avait dit Monsieur Nkamba en se caressant ses gros doigts, tous bagués d’or. Aucune compassion. Sans dire au revoir, je suis sorti de son bureau trop exigu pour sa corpulence de mastodonte. J’ai claqué si fortement la porte que tout le mépris et le dédain que je ressentais maintenant à son endroit ont résonné dans un vif éclat.
Depuis, je n’ai plus revu Monsieur Nkamba. Aujourd’hui, je regrette d’avoir quitté Monsieur Nkamba dans de telles conditions. Peut-être aurais-je dû continuer à le supplier. Peut-être aurait-il fini par écouter mes suppliques. Peut-être ce serait-il souvenu de notre si bonne collaboration pendant près de cinq ans. Peut-être aurais-je même dû proposer une renégociation des clauses de notre contrat, revoir mon salaire à la baisse, renoncer à mes bonus sur la vente de ses produits contrefaits. Peut-être aurais-je dû menacer de le dénoncer auprès des autorités helvètes. Peut-être…
Pendant que j’attends le bus, ce n’est pas cette histoire avec Nkamba African Beauty qui me dérange. Monsieur Nkamba a fait son choix. Moi, je finirai certainement par me trouver un vrai boulot à la hauteur de mes compétences, me dis-je avec une maigre conviction qui dégouline de mon crâne nu.
Ce n’est pas le retard de bus qui m’importe. On a l’habitude de dire de nos cousins éloignés qu’ils sont des gens d’une ponctualité irréprochable. Oui, mais il peut tout à fait arriver qu’ils soient en retard – et bien en retard, eux aussi. Ce n’est pas non plus la colère de la vieille dame près de moi qui m’importe: elle peut toujours râler comme elle veut, elle finira simplement par attendre ce putain de bus qui fait son escargot. Ce n’est même pas cette affiche politique-là, placardée là-bas en face de moi et dont j’apprendrai des semaines plus tard le caractère détestable que beaucoup lui trouvent, qui m’importe. Non. Même pas mes chaussures Louboutin rouges que je m’étais fièrement achetées à l’époque où tout allait bien. Ce qui me préoccupe le plus en ce moment-ci, ce sont ces deux Mbánjok que je trimballe avec moi! Deux gros sacs d’au moins trente kilos chacun.
Ce qu’il y a là-dedans ? De la bouffe ! Eh oui ! De la bouffe et rien que ça. Qui vient tout droit du Bantouland.