Lorsque j’entrais dans la cuisine, maman affairée au fourneau regardait furtivement par-dessus son épaule. Elle savait que c’était moi, toujours à la même heure ; elle me reconnaissait à mon pas, mais j’étais heureux de ce petit coup d’œil qui établissait le contact et me permettait de lui lancer un « bonjour maman » auquel elle répondait sans cesser son travail.
Ce matin-là, maman a posé la poêle dans laquelle les pommes de terre rissolaient, s’est essuyé consciencieusement les mains avec un torchon et s’est approchée de moi.
— C’est une colombe ?
— Oui !
Elle a avancé le bras pour lui caresser le ventre.
— Elle vient d’où ?
— C’est Rudy…
— Ah ! Et tu lui as donné un nom ? m’a-t-elle demandé en reniflant sans arrêter d’effleurer des doigts le dos arrondi et duveteux de l’oiseau.
La colombe a commencé à roucouler, un roucoulement ténu mais profond qui a eu pour effet de faire vibrer ses plumes.
— Il faut lui donner un nom.
— Ben… peut-être pas.
— Elle est blessée, on dirait.
— Un chat.
— Tu veux la garder ?
— Oui.
Maman a dégagé un minuscule carré de tissu chiffonné de la poche de son tablier. Les narines comprimées, elle a expiré consciencieusement et avec délicatesse comme si elle soufflait dans un instrument de musique d’avant-garde avec l’espoir d’émettre des sons mélodieux. Elle avait toujours le nez un peu rose, usé par le frottement des mouchoirs et par le travail intérieur de sécrétions. Avec la chaleur de l’été, avec la multiplication des poussières en suspension, sa respiration encombrée par tout un fatras accumulé dans ses bronches était sifflante. On aurait dit que l’air entrait et sortait avec réticence. De toute manière, il n’y avait pas beaucoup de place dans son thorax, si frêle que ses poumons devaient y être à l’étroit. Elle est retournée à ses casseroles qui bourdonnaient sur le feu. Incroyablement menue dans sa robe légère bleue constellée de fleurs plus claires, elle évoluait égarée dans un monde de titans ; tout ce qui était autour d’elle, la cuisinière, l’évier en pierre avec sa robinetterie très perfectionnée, les pots de grès alignés sur l’étagère, les poutres au plafond, la grande table de bois à laquelle j’étais assis, toute la pièce en somme avec ses murs massifs n’était pas à sa taille. Lorsqu’elle se penchait un peu en avant, sa nuque tendue dévoilait un chapelet de vertèbres, juste au-dessous de ses cheveux noirs empaquetés avec soin dans un chignon. Avoir vécu à l’intérieur de son ventre plusieurs mois avant de voir le jour, être sorti d’un être si gracile a toujours été pour moi un mystère. Maman avait l’air d’une fillette.
J’étais heureux qu’elle ait cajolé ma colombe, qu’elle l’ait accepté sans débat. Maman était en permanence occupée à une multitude de tâches accaparantes qui devaient l’empêcher de trop désespérer. J’aurais désiré être à la place de l’oiseau ; j’aurais voulu qu’elle abandonne son torchon, qu’elle se sèche les mains pour venir m’embrasser, caresser mes cheveux, frôler mon cou du bout des doigts. Lorsque je partais pour l’école, elle me posait une bise sèche sur la joue, une bise sonore du bout des lèvres qui claquait dans la fraîcheur du matin. Parce qu’elle s’attardait moins d’une seconde contre ma peau, je ne percevais pas l’humidité de sa bouche. Mon départ de la maison n’était jamais accompagné d’une petite tape tendre et encourageante. Elle me tendait ma boîte de repas, me souhaitait une bonne journée et quand je m’engageais dans la cour à l’ombre de notre grand orme j’étais conscient sans avoir besoin de le vérifier qu’elle ne me regardait pas disparaître et qu’elle était déjà retournée à ses tâches.
Parce qu’elle s’y employait et qu’elle nous le disait, je savais que maman rêvait pour moi et pour ma sœur d’une vie moins étriquée que la sienne. Je savais qu’elle nous aimait, mais je devais remonter à l’époque où j’étais un tout petit garçon pour me souvenir de ses bras autour de moi lorsqu’elle me soulevait pour me faire descendre d’un char à foin, qu’elle me tenait un moment en l’air en me serrant un peu contre elle avant de me poser à terre.
J’ai grandi malgré moi. Et du moment où j’ai commencé à ressembler à l’ébauche d’un homme, les contacts physiques ont cessé, non pas progressivement, mais du jour au lendemain sans que je puisse me remémorer avec exactitude cet instant qui peut-être n’avait rien de particulier.
Papa est entré, suivi de Rudy. L’odeur de l’écurie a rempli la cuisine avant de s’amalgamer à celle de l’intérieur. Ils se sont assis en silence.
— Où as-tu trouvé cet oiseau ? a demandé papa.
— C’est Rudy. Je ne sais pas. Vers la grange…
Il a levé la tête de son assiette, a jeté un œil vers Rudy qui n’a pas bronché, concentré et tendu par l’ingestion méticuleuse de son repas. Il devait lui sembler important de maîtriser par l’esprit chaque parcelle de nourriture afin de la diriger correctement vers son estomac.
— Une colombe.
— Ouais !
— Elle a le croupion tout déplumé.
— Ouais ! ai-je fait sans quitter des yeux le dos de maman occupée à laver des plats dans l’évier.
— Elle a eu de la chance.
— Ouais !
— Parce que si l’os est touché…
— L’os ?
— Oui, l’os ! Si l’os est touché, elle est fichue. Elle meurt lentement d’asphyxie… Le squelette des oiseaux est plein d’air. Pour mieux voler… Une déchirure et ils se vident, a expliqué papa juste avant que son visage ne disparaisse derrière son bol levé.
— Elle est remplie d’air ?
— C’est ça… son squelette est rempli d’air. Et elle va rester sur ton épaule comme le perroquet de Robinson ?
— Ouais !
— Les muscles de la cuisse ne sont pas en mauvais état, on dirait. Les plumes repousseront. Un jour, elle pourra à nouveau voler.
— Ah ! C’est vrai ça ?
— Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ? m’a demandé papa sans cesser d’humecter avec soin sa tranche de pommes de terre grillées dans son café.
— Avec la colombe ?
— Ben ouais, avec la colombe… Tu ne vas pas te trimballer avec cet oiseau sur l’épaule toute la journée ?
— Je lui ai trouvé un perchoir… un portemanteau qui était dans la remise.
— Hum !
Il a aspiré les pommes de terre détrempées avec un petit mouvement de la tête vers l’arrière, puis m’a fixé du regard. Je savais qu’il pensait aux vacances scolaires qui commençaient à peine, vacances que les autorités dans leur immense sagesse avaient conçues pour que les fils puissent seconder leurs pères durant les gros travaux de l’été. Plus ou moins, j’étais à disposition.
— Tu iras faire marcher Bagatelle ce matin.
— D’accord.
— Elle n’est pas sortie depuis deux jours.
— C’est bon. Je la dérouille.
— Et après tu viendras m’aider pour les poulettes.
— D’accord.
— Tu me donneras un coup de main pour nettoyer ! Elles ont chaud. Elles souffrent. Il faudra aussi ôter celles qui sont mortes…