Chapitre 2
Illmar envoya l’invitation aux habitants de la tour, aux costumiers, perruquiers et accessoiristes du théâtre, aux membres de l’Orchestre du Solstice d’hiver, à Paulet et à sa mère, enfin à sa fille morte Sofia Reich. Sur l’enveloppe destinée à Sofia, à l’adresse de l’ancien appartement, les lettres couraient dans tous les sens, tels des vers de terre aveuglés par une résurrection brutale. Pour cette tâche étrange il avait mis ses lunettes de travail; après tout, organiser cette fête était un travail, tirer Sigui hors des eaux noires l’était également – en vérité il s’agissait de ne pas hurler, de ne pas battre brusquement en retraite devant ce projet, cette tentative supplémentaire, la toute dernière.
De son côté Sigui enquêtait, cherchant des lieux que Sofia aurait fréquenté durant les années de sa vie de toxicomane, comme si Sofia s’y trouvait encore, à guetter l’arrivée de sa mère ou de son père accouru pour la sauver. Ce sentiment de Sigui, qu’elle était en retard, pour toujours inexplicablement en retard, ne reposait sur rien de réel, puisque durant ces années il avait été matériellement impossible de suivre jour après jour la vie de Sofia. Mais une horloge aux chiffres fantasques poursuivait à l’intérieur de Sigui un travail de sape, pas de paix, pas de répit. Il arrivait qu’après minuit elle entende le téléphone hurler. C’est un rêve disait Illmar. Il arrivait qu’aux premières heures du jour une voix l’appelle. Referme la fenêtre, disait Illmar. Somnoler, ou simplement entrer dans un grand magasin par une porte et ressortir par une autre porte, ni vu ni connu, évoquait subitement une chasse à l’homme avec suite et fin: trafiquant plaqué au sol, Sofia par un ressort magique se relevant de sa petite paillasse sur des eaux limpides. Il arrivait donc des morceaux de bravoure de ce genre, vieux d’un siècle, inoubliables, répétés comme les échos d’eux-mêmes.
Quelquefois le sentiment dominant de Sigui était de se trouver là où personne n’avait besoin d’elle. Par exemple quand elle se livrait à ces prétendues enquêtes dans des lieux désormais sans intérêt. Dans ces conditions pas d’urgence. Pas d’heure. Elle traîne d’une rue à l’autre, la ville est vaste, des filles et des garçons portent ce masque aux ombres blanches que Sofia portait aussi, il arrive qu’une de ces filles s’élance vers Sigui, la bouscule, lui jette sur l’épaule la cendre de sa cigarette, lui rie au visage avant de se transformer en fumée vacillante. Reviens, pense alors Sigui, reviens vers moi, je t’aime telle que tu es.
Au cours de ses expéditions, au printemps et au début de l’été, Sigui visita une boutique de jouets, deux cafés, un dortoir municipal pour sans-abris, une crèche pour enfants handicapés. Sofia y avait-elle travaillé comme il avait été dit, y avait-elle seulement mis les pieds, y avait-elle habité (par exemple dans ce dortoir)? Bref, y avait-elle joué un rôle? Rôle d’employée temporaire, ou de cas social, ou rôle inexistant, mystère, cette zone de la vie de Sofia demeure brumeuse, en partie parce que Sigui a maintenant peur de poser des questions, d’ajouter à cette douleur plantée sous sa peau. Si cette douleur pouvait s’envoler dans l’espace, disparaître comme la colombe surprise au matin sur le mur du balcon! (Mais cet oiseau reviendra.)
Un jour, dans la ruelle où Sofia et son mauvais génie avaient un temps habités, le soleil avait fait scintiller sous les yeux de Sigui un petit objet en métal, sur le sol. On aurait dit une fente argentée dans la pierre, un indice capital de l’explosion imminente du quartier, ou alors la promesse d’un recul du temps de trois, dix ans au moins, débouchant sur un paysage d’herbes inoffensives parsemées de fleurs et de promeneurs tous décorés de médailles extravagantes sur leurs uniformes de pères et de mères. Pourquoi t’arrêter, Sigui? Mais personne n’est là pour la retenir. C’est de cette façon qu’un détail vous tue, pas le temps de se protéger, ou pas la force, déjà grouillent les scènes aux pleurs inutiles. Sigui s’était donc penchée sur cet objet, s’était abandonnée à des pensées enroulées tout d’un coup autour de la vision de sa fille en fée clochette emportant dans son sillage une nuée d’enfants prêts à quitter leur petit lit pour lui manger dans la main. Quelle sorte de nourriture? Oh des choses, d’horribles choses, car il avait été dit, ou prouvé, ou supposé que Sofia, à l’exemple de ses semblables, s’était adonnée au commerce de ces choses illicites et mortelles. La conscience de Sigui examine avec effroi ce rôle possible de Sofia, elle essaie de le couper en quatre puis en douze comme un rapport compromettant mais il brille, dans cette ruelle et partout ailleurs, plus ou moins lourd, plus ou moins caché au reste du monde. Dans la ville, des drapeaux aux couleurs pures, cinq cent mille habitants, pas trace de révolte parentale, silence sur cette question de commerce, etc., les pères et les mères dorment tranquilles. (Ceux qui éprouvent une légère inquiétude s’imaginent capables de changer à eux seuls, in extremis, le destin de leur enfant, mais in extremis signifie trop tard.)
Mais, ce possible rôle, ou partie de rôle, joué par Sofia? « Sofia – rêvait Sigui dangereusement éveillée – viens dans mes bras, j’aimerais sentir tes joues rondes… » – « Je n’en ai plus, maman, fini! Je ne peux rien t’expliquer!»-«Mais au moins peux-tu me dire, entre nous, si tu te rends compte, Sofia, du mal que tu propages. Une victime doit-elle à son tour crier des victimes? » – « Ne te mêle pas de ça, maman, ici le chagrin rend très mauvais ou très bon… »
Aussitôt la fièvre de Sigui se répand ailleurs, à la poursuite de trésors pathétiques enfouis au large des apparences, dans la moelle épinière de Sofia, sous son front, parmi ses cheveux de sorcière. Et Sigui chemine ainsi jusqu’au cerveau de sa fille: « Jamais je n’ai mieux vu la beauté de ma fille », dit-elle, observant le cerveau grand ouvert de Sofia. Elle y découvre des poissons colorés glissant sur des molécules d’eau. Le lobe temporal supérieur, la matière blanche et la matière grise, les plis circonvolutionnaires, les méninges aux caves grouillantes de sirènes et de gyrophares, tout y est, semble-t-il. Mais Sigui se souvient avoir appris de source médicale qu’en réalité il y a eu inflammation ici et là, et perte de matière dans telle et telle zone et qu’il est impossible de savoir si ces dégâts, dans le cerveau de Sofia, doivent être appelés causes ou conséquences de sa dépendance. « De fil en aiguille, dit Illmar subitement lui aussi penché sur ce fragment de vie nous voici enfin devant 1’énigme! Je te prie, Sigui, de ne pas y toucher, c’est d’une extrême fragilité et préciosité, bien qu’un peu grillé par endroits ! » – « Oui, mais j’aimerais comprendre.»Posément, Illmar affûte sa craie de tailleur et il écrit sur sa table:
victime <=> acteur
cause <=> conséquence
Puis il efface une lettre après l’autre, il est épuisé, accepter de ne pas tout comprendre exige de la force et de l’humilité, ainsi qu’une mélancolie, un don, un trèfle à quatre feuilles glissé entre les pages de la mémoire.
Notre fille, dit Illmar, le riche cerveau de notre fille! Un cerveau adolescent jusqu’à la fin! Pur d’intentions! Toujours! Un cerveau de seize ans! Sigui, les drogues sont riches de consolation, paraît-il, est-il écrit quelque part, mais ça ne concerne pas Sofia!
De quoi Sofia aurait-elle eu besoin de se consoler, ils cherchent, des nuits entières, ils ne trouvent pas de réponse, muets de culpabilité.