Mon père un jour annonça qu’il attendait le retour de son frère Räuben parti depuis des années dans les régions désertiques et glaciales du Sud.
Il répandit nos ultimes provisions sur la table recouverte d’une nappe blanche, usée et cependant d’un effet riche et solennel. Oui, il se réjouissait sincèrement de ce retour qui allait enfin rétablir un monde juste et par conséquent simple.
— Ton frère n’a jamais vécu ailleurs que dans cette ville, dit ma mère affolée devant cette invention proprement démente de mon père.
— Oh si ! dit-il, il s’est perdu mais il revient, il revient !
Cette nuit-là, oncle Räuben arriva de très loin à une heure extraordinairement tardive, son chapeau à la main, les cheveux d’un rouge clownesque, pour nous emmener, mon frère et moi, dans sa voiture couverte de neige. Son fusil de chasse pesait sur mes genoux, des coups de feu furent tirés d’une fenêtre tandis que la voiture enfilait à toute allure la ruelle. Je me tordis de rire, puis le caractère caché et vraiment déloyal de cet enlèvement faillit m’étouffer dans mon rêve et dans mon sommeil, jusqu’à ce que ma mère se penche sur moi, me caressant le visage et maudissant les hallucinations de mon père.
Sa réputation de voleur entraînait mon père dans des extravagances que ma mère, mon frère et moi partagions entièrement, serrés en petite troupe de nains débrouillards.
Mais ce prétendu retour de Räuben, cette prétendue heureuse attente du géant Räuben ! cette pure, naïve illusion ! Non, nous ne pouvions l’avaler.
— Tu es stupidement bon, dit ma mère.
— Il revient ! Il ne peut pas s’en empêcher ! se défendit mon père, avec tant de foi que pendant des jours je m’imaginai qu’oncle Räuben avait réellement voyagé dans un endroit du monde où l’on était obligé de tricher, de mettre le mensonge à la place de la vérité, de jeter son propre frère sous une guillotine pareille à celle de notre cuisine. Ainsi mon oncle allait et revenait, allait jusqu’à l’injustice et retour.
Va-t’en ! disais-je alors secrètement, mais je courais ouvrir la porte de l’appartement, je scrutais l’espace sournois du corridor, je sentais le parfum de Räuben Jakob, je priais pour que mes relations avec lui restent inchangées, mi-froides, mi-tendres, j’allais voir l’état des toilettes communes placées à l’étage supérieur et dont la porte en bois battait avec une horrible désinvolture, puis je retournais dans la chambre et tout rentrait dans l’ordre, il y avait nous, il y avait l’injustice, il n’y avait pas de changement.
Pourtant si. Mon père était toujours plus efflanqué, plus pâle, il tenait sa tête encombrée d’allégories simplistes, prête à chuter dans un de ces tonneaux de poudre noire qu’il manipulait à la fabrique de feux d’artifices, ma mère émiettait du pain à une des fenêtres de la ruelle, mon frère avait douze ans, mon frère étudiait le latin et les mathématiques et croyait parvenir un jour à comprendre le langage des lois et à mesurer la tension entre l’argent et le sentiment de liberté, au-dessus des toits en dents de scie des mouchetures sombres dessinaient un chien dalmatien les pattes allongées au milieu d’un nuage blanc, pas une couleur, pas un son, jusqu’à ce que Monsieur Schwarz, notre voisin et professeur, fasse quelques pas dehors en chaussures queue-de-renard, son violon et son archet continuant un air sans qu’on sache comment cet air avait commencé ni comment il allait finir.
Pour sa part ma mère cherchait des moyens concrets de renverser le sort. Ses doigts délicats de fille autrefois privilégiée pianotaient sur le front de mon père à la recherche du ressort qui déclencherait en lui l’énergie de régler ses comptes moraux et financiers avec son frère Räuben. Les comptes, justement : l’argent manquait, en trouver prenait beaucoup de temps à ma mère. Elle tapait sur sa machine à écrire, dans notre deux pièces cuisine, le courrier de quelques commerçants en froid avec l’écriture et mauvais payeurs, elle amassait des sommes dérisoires que nous dépensions de manière affectée, les fenêtres ouvertes dans un tintamarre de fourchettes et de cuillères en argent – tout l’héritage de maman. Mon frère s’activait lui aussi, il organisait des spectacles en plein air à la saison des pluies (billets non remboursables), des collectes en faveur d’un futur Club des jeunes cyclistes (mon père président d’honneur), l’argent passait de ses mains dans celles d’un gnome, qui était un comte, qui était notre trésorier, qui était un cas spécial parmi les cas spéciaux, nous. L’injustice dans les yeux de mon père était âgée d’une fraction de seconde, dans le capharnaüm de la petite ville elle datait de plusieurs années.
Il arrivait qu’il achète des cigarettes américaines
Longtemps j’étais restée petite et sans questions, puis à onze ans me voilà à courir sans toucher terre dans notre ruelle, les sons précautionneux d’un violon d’étude s’échappent d’une fenêtre de Monsieur Schwarz et se mêlent aux tintements d’une cloche de cristal, la cloche pourtant depuis des âges immobile dans la tourette de l’hôtel du Corsaire. Je ne la vois pas mais je suis sûre que c’est elle qui se réveille, mise en branle par un doigt mystérieux, ou par l’histoire elle-même, puis détachée de son abri et chantant d’une voix claire de garçon au-dessus de notre ruelle. La cloche et le violon, tout s’engouffre avec moi dans la maison, dans l’escalier en spirale, puis d’un coup m’abandonne, silence, et je ne peux pas faire un pas de plus. Elle est maintenant là aussi, me dis-je, submergée de peur. Et c’est comme si elle se tenait devant moi, réelle et invisible : l’injustice, fixée dans un angle du tourbillon de pierre, prête à bondir sur mon père si celui-ci en rentrant venait à l’oublier et à se comporter normalement.
En levant les yeux vers les lumières qui annoncent le corridor de notre étage, je vis deux grandes ailes pendues dans le vide, merveilleusement découpées, d’un brun mordoré avec des taches bleu mésange. Jamais encore j’avais ne serait-ce qu’entraperçu un ange, je ne croyais pas aux anges, mais ces ailes flottaient, denses et transparentes à la fois, m’obligeant à croire en l’existence d’une de ces créatures. Maman. Maman aux cheveux dénoués.
Elle se pencha :
— Qu’est-ce que tu attends pour monter, Dobbie ?
Ma mère là-haut semblait léviter, les pieds nus comme à son habitude.
— Viens me chercher, dis-je, en espérant mordicus qu’elle allait rabattre d’un coup ses ailes et me prouver de cette façon qu’elle gardait en secret des ailes véritables.
— Dobbie ?
— J’ai vu une saleté dans ce coin, ça me paralyse, qu’est-ce que c’est ? Dis vite une lettre ! ou dis que tu as eu de la visite !
J’espérais la lettre R, je la redoutais, le parfum de mon oncle m’enveloppa, je me mis à penser aux vacances d’automne, aux séjours obligés rue du Succès, avec mon frère, dans les excès de nourriture et de confort et l’excitation me fit presque lever un pied. Non, me dis-je, et je restai sur place, pensant à la faiblesse de mon père qui s’aggravait à chaque fois que nous, ses enfants, étions hors de sa vue, dans les pattes du manipulateur et enchanteur.
— Quoi faire, maman, je ne sais plus quoi faire !
— Voyons, Dobbie, saute une marche, simplement !
Ma mère me serra contre elle, discrètement je tâtais son dos sous l’étoffe de sa robe, à la recherche d’une petite bosse, d’un renflement de plumes, mais je ne trouvai rien. J’inspectais des yeux le corridor, une piste étroite et basse où les ailes merveilleuses n’auraient pas eu la place de se déployer.
— Cette chose que tu crois avoir vue, Dobbie, oublie-la, ce n’est rien de grave, plus tu grandiras, plus tu en découvriras, en général ce sont des pensées tristes.
— Mais j’ai vu… j’ai vu des ailes aussi ! risquai-je en gonflant comiquement les joues pour la faire rire et l’inciter à me confier son secret.
— Oh, vraiment ? fit-elle en m’examinant de la tête aux pieds comme si elle craignait que je sois devenue plus folle que mon père, mon frère et oncle Räuben réunis. Garde-le pour toi, Dobbie, ça passera, ne me complique pas la vie, tu entends ?
Au même instant les voix du violon et de la cloche de cristal sont de nouveau entrées dans la maison et je me suis retournée vers l’escalier : si l’injustice y était, elle pouvait aussi bien être partout ailleurs dans la petite ville, à se montrer à n’importe qui, à débiter sur notre famille n’importe quels contes. L’escalier en hélice n’était qu’un des points d’où l’injustice était jour après jour propulsée, ramenée, relancée, jetée jusque dans nos assiettes et dans notre sommeil, dans le vaste et incontrôlable mouvement du mensonge. Ce mensonge sur mon père étant mystérieusement rattaché à un autre qui faisait de notre grand-père Jakob un invisible génie enfermé à l’hôtel du Corsaire, un bon ou un mauvais génie, je voulais que ma mère me le dise, et puis non, je ne le voulais pas.
Nous avons échangé un sourire dans l’angoisse tendre et précautionneuse et sans paroles.
— Tu as raison, maman, ça passera. Mais toi… est-ce que tu ne travailles pas trop ?
J’avais pris un ton protecteur, je prétendis n’avoir ni faim ni soif, je me sentais bien plus âgée qu’elle, bien plus robuste et ronde. Elle bougea les bras : comme ils avaient maigri ! Ses longs cheveux bougèrent aussi : je les coupe, je les répands sur tout le trajet de notre maison à celle d’oncle Räuben… et puis non, ils lui appartiennent, tout comme ils nous appartiennent aussi un peu, ai-je pensé en m’amusant à les étendre sur ses épaules.
À cette même époque il arrivait que mon père achète un paquet de cigarettes américaines et qu’il aille le rapporter au magasin une heure plus tard, pris d’un tremblement fiévreux puis obligé de se mettre au lit. Le visage blanc comme celui des moutons dans le champ derrière la ruelle, la gorge si contractée qu’il lui était impossible de nous dire pour quelle raison la vague d’impuissance d’un coup l’avait saisi et l’emportait vers la mort.
Au bord des larmes ma mère aussitôt s’en prenait à sa machine à écrire coincée sur la tablette d’une fenêtre de la chambre familiale : elle tapait rageusement, peut-être une lettre à ses parents morts, peut-être un XIe appel au secours adressé au gouverneur en fonction à l’extrême sud du pays et que personne ici n’avait encore jamais rencontré, qui cependant avait permis qu’un jeune secrétaire, diplômé de l’Institut général, ait été un jour, dans cette petite ville, plongé sciemment dans les embrouilles, dépossédé de toute chance, accusé de vol puis jugé à toute allure par les fortes têtes du conseil communal – au sein duquel Räuben disposait inexplicablement de plusieurs voix.
Mon frère et moi restions pelotonnés dans les plis du canapé tandis que la machine lançait tous azimuts les reflets vert pâle de ses messages kafkaïens. Au bout d’un temps mystérieusement calculé, ma mère se levait et se précipitait dans la chambre à coucher.
La porte claque, nous sautons sur nos pieds et nous sommes dans le corridor. Mon frère envoie sa balle contre les murs jaunes et luisants comme du beurre, jusqu’à ce qu’un locataire de l’étage se manifeste. Le maçon étranger est notre préféré, en maillot et caleçon long dès six heures du soir, petit et rond à l’image de ses fiasques de vin, il vient timidement nous regarder, les bambini, il rêve à d’autres enfants et fait quelques passes de balle avec mon frère.