Sarah se lève avant le jour. Les paupières collées elle titube jusqu’au lavabo, l’eau est agréablement chaude. Elle met de l’ordre dans ses affaires, elle décide de passer encore une nuit ici et de repartir mardi matin pour Vilnius où elle se renseignera sur les vols pour la Suisse. Elle passe son pull le plus confortable, se réjouit de prendre le petit-déjeuner, d’être libre de retourner dans sa chambre ou de se promener. Derrière la fenêtre la nuit repose encore doucement sur la rue enneigée, Sarah regarde passer les phares d’une voiture, deux enfants qui se tiennent par la main, puis un homme tête nue marchant avec précipitation tout au bord de la maison, comme s’il allait y entrer.
Elle sort de sa chambre et voilà que la tête aperçue par la fenêtre avance à sa rencontre dans l’espace étroit du couloir.
— C’est moi, Anders ton ancien voisin, Aimé Anders, dit le vieil homme qui se dresse là, jubilant et timide, ses grandes mains posées sur les épaules de Sarah. Puis les fourrant dans ses poches.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? demande-t-elle, tout de suite décidée à ne pas rester dans cette pension si cet homme y vit.
— Tu me reconnais, Sarah ?
Bien que sa gorge se serre et qu’elle sente comme un sifflement dans les oreilles, elle murmure oui, oui bien sûr.
— Tu me reconnais, quelle chance, quarante ans après, quelle chance! Alors Mesdames, d’abord le petit-déjeuner! dit monsieur Anders en poussant la logeuse et Sarah à l’intérieur de la cuisine.
La logeuse fait oui, venez donc.
Le hasard de cette rencontre, si énorme, si inimaginable! Mais il ne s’agit que de notre ancien voisin, le bûcheron, monsieur Anders, un ami de papa! se dit-elle. Seulement… monsieur Anders fait partie de mon enfance, de la petite ville, il risque de réveiller les souvenirs, papa, maman, nos chagrins embrouillés… Mais monsieur Anders ne t’a jamais fait de mal? Lui non, elle l’admet, au contraire. Monsieur Anders nous offrait tout ce qui poussait dans son jardin, et le bois de chauffage (bien empilé dans la cour), en hiver il me construisait une petite luge, un toboggan de glace… Une nuit ce géant avait ramené mon père sur ses épaules et l’avait déposé dans le grand lit comme un sac de tristesse… arrête, se dit-elle, arrête immédiatement!