Mon père ferma la porte du château et prit la tête de notre troupe sur le chemin conduisant au garage. À peine étions-nous sortis, qu’un brouillard anormal nous tomba dessus, aussi triste et pâle que le col de fourrure, lui aussi hors de saison, pendu au cou de ma mère. J’ai crié à mon père, que je tenais en douce par le bord de sa veste :
— On ferait mieux de rentrer, on ne voit déjà plus la maison, papa ! Qu’est-ce qui nous guette derrière ce brouillard très suspect, très suspect. Un rêve ? Un rêve affreux, j’en ai peur !
— La ferme ! a répondu mon père. Et soigne ton langage, Gretel, cette manie que tu as de répéter les mots révèle ton manque de maturité autant que ton mauvais goût. Un rêve, ha, ha ! Mais tu ne risques pas d’en souffrir, toi, parce que depuis ta naissance tu vis dans un rêve. Ce qui complique notre existence, me fait souffrir, moi ! Un état regrettable qui concerne également ta petite sœur Gretchen, ton frère Hänsel en ce moment alité pour cause d’ébriété, votre mère Pelva. Vous tous. Comment un chef de famille peut-il faire obéir des rêveurs ? Il essaie… a gémi mon père d’une voix catastrophée. Par des discours, propos instructifs, promenades de luxe, coups et punitions… j’essaie, je me tue à la tâche !
À ces mots, ma sœur Gretchen, qui marchait sur mes talons, s’est arrêtée pile et de sa voix la plus enjôleuse elle a lancé à travers le brouillard notre ultime demande (il était convenu entre nous que si notre père refusait toujours de satisfaire cette demande, nous prendrions la fuite ce jour même, avec nos sacs déjà cachés entre les sièges de la voiture).
— Pauvre papa ! Mais n’oublie pas que Gretel et moi avons réussi notre bac, pour toi, pour la famille Gesualdo-Von Bock ! Et qu’un jour nous serons capables, heu… de jouer, ou faire jouer, une musique dédiée à nos chers parents si tu nous permets de nous inscrire au Conservatoire de musique, un Conservatoire que tu dois connaître puisque Hänsel y va comme chez lui, à ta grande rage, c’est vrai, mais Gretel et moi nous ne voulons rien savoir de cette rage, nous voulons que tu acceptes notre choix : études au Conservatoire, l’ancien, le célèbre, en ville, celui dont le nom est si souvent écrit sur les disques de maman que nous avons l’impression qu’il fait partie de la famille. Alors, réponds, papa, maintenant !
Mon père et ma mère éclatèrent d’un rire, d’un rire complice qui nous enlaça, nous enlaça brusquement et nous fit glisser impuissantes jusqu’au garage.
Les portes de notre nouvelle voiture à cinq places se sont refermées sans bruit, laissant se répandre la voix subitement réjouie de mon père.
— Les filles, installez-vous et goûtez le moelleux de ce cuir et la souplesse et le silence de cet engin ! En temps voulu je répondrai à ta question, Gretchen, c’est-à-dire au cours de notre promenade dominicale qui inspirera, je l’espère, ma conscience paternelle ainsi que l’esprit toujours péniblement long à s’éveiller de votre mère ici mentalement absente.
— J’aime cette voiture, Emilio, dit ma mère, je l’adore et je pourrais y vivre. Vendons le château et vivons ici !
— Combien de cachets as-tu avalés, Pelva ? Tu dérailles au lieu de montrer l’exemple de la sobriété en toutes choses à nos enfants, au lieu de travailler pour les nourrir. À propos, avez-vous mangé, là derrière ?
En chœur nous avons répondu oui, très bien, très bien. La nourriture, dans notre famille, dépend des caprices de ma mère et des caprices de la Finance (comme notre père désigne son actionnaire principal et secret) : brioches, ravioles aux truffes, langues-de-chat en bottes feuilletées et autres délices pendant des jours, puis carottes aux carottes, ou pain dur pendant des jours. Quand nous avons de quoi remplir nos estomacs, ma mère parle beaucoup des métiers qu’elle pourrait, d’une seule pichenette de sa volonté, exercer à des tarifs princiers, mais il paraît que mon père n’aimerait pas que son épouse abandonne le château… Quand nous crevons de faim, ma mère s’en prend à Hänsel, notre frère aîné que je vous présenterai plus tard, vu qu’il est en ce moment étendu sur son lit ou en train de marcher et de réfléchir en paix dans les salles du château. Le château ! Pour dire la vérité, il s’agit d’une maison préfabriquée, dont le seul ornement remarquable (dû au travail nocturne que mon père a réussi à abattre seul et à présenter aux voisins comme une chose commandée et payée sans problème) consiste en une porte en chêne, de l’épaisseur et de la couleur d’un pain d’épices, avec une serrure et une poignée en laiton. Entrez : voici le petit hall avec une photographie de papa et de maman jeunes, serrés dans un side-car conduit par une beauté au teint hâlé ; le salon, avec tous nos meubles et biens ; la cuisine où nos parents ont la place de danser et de s’écrouler l’un sur l’autre quand ils célèbrent je ne sais quoi ; enfin les trois chambres à· coucher. Chaque membre de la famille possède un lit sur mesure et dessiné selon ses goûts, ces modèles uniques provenant de l’usine de mon père : Lits en tout genre Gesualdo-Von Bock S.A. L’usine, autrement dit le mystérieux Monsieur Finance, nous offre de surcroît, chaque printemps, une voiture neuve, toujours un modèle de luxe, portant sur ses deux ailes le slogan que nous, les enfants, trouvons obscène : Gesualdo-Von Bock — L’étoile de vos nuits. Un mensonge, car mes nuits sont noires.