Peut-être parce que la famille vivait avec désinvolture, coups de cœur et de hasard, personne n’avait remarqué l’enfant déjà levée.
Dans leur cage à barreaux plantée à la lisière de la forêt, les grands chiens noirs menaient leur tapage matinal. Sur le seuil de la cuisine apparut, bien avant l’heure habituelle, une petite fille flottant dans une chemise de nuit bleue à motifs de voiliers blancs. C’était par pur désir de promener ces voiliers dans la cour de la ferme, comme sur la mer, que l’enfant était sortie seule de la maison. Il faut dire que la chemise venait de son frère Till, le navigateur, et que tout ce qu’elle se figurait qu’il faisait, elle devait le faire aussi. Elle avait l’air de boire la lumière, la clarté, les sons délicats de l’étable, ces choses exquises du réveil.
Mais les chiens pleuraient, les malheureux pauvres chiens, des larmes giclaient autour de leur cage coiffée d’éclairs bondissants, aide-nous, console-nous, criaient-ils. Et le soleil jouait sans se soucier de rien ! Je pourrais leur apporter un morceau de rôti ou une assiette de lait, pensa l’enfant, ou les laisser filer dans la forêt.
Ses pieds nus l’emportent jusqu’aux odeurs puissantes, qui demandent en lettres rouges de ne pas ouvrir, de ne pas ouvrir ! Mais voilà la porte disloquée comme par magie. L’enfant la tire contre elle en reculant et les chiens – les douze molosses à revendre, dit maman –, les chiens volent droit sur l’étable où papa nettoie en sifflotant l’enclos des truies et des porcelets. L’enfant crie non, non ! allez dans la forêt, les chiens ! allez chasser et manger dans la forêt ! À travers l’éblouissant soleil elle voit une fourche avec un chien pendu au manche, elle voit des couleurs laides et papa couvert d’un manteau de chiens et de petits cochons. Ça ruisselle entre ses jambes et sur son visage, la voix de maman lui ferme les yeux, on préfère que, dit quelqu’un, oui, il vaudrait mieux que cette enfant oublie un tel massacre.