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12.12.1935
À TRAVERS LE MANDCHOUKOUO
CRÉATION JAPONAISE
La série d’articles que nous commençons ci-dessous est le résumé d’un long voyage au Mandchoukouo, ce nouvel empire créé par les Japonais. Après l’avoir parcouru au prix des plus grosses difficultés et des plus grands dangers, l’auteur a cherché à répondre aux questions suivantes :
Les Nippons y préparent-ils une guerre ?
Veulent-ils s’annexer l’Asie ?
En quatre ans d’occupation, ont-ils su coloniser l’ancienne Mandchourie ?
Sont-ils le concurrent invincible qui ruinera le Blanc sur tous les marchés?
Enfin, ce nouvel empire serait-il un débouché pour nos commerces et industries étranglés ?
On saisira tout l’intérêt de cette enquête si l’on veut bien se rappeler que depuis trente ans l’Asie guette son heure.
Septième pays au monde par sa superficie, le nouvel empire du Mandchoukouo s’évertue à noyer chaque étranger sous une avalanche de brochures et « guide books ». On y lit : « Nulle part mieux qu’ici le voyageur ne peut trouver le moderne, l’historique et le romantique mélangés d’une manière aussi plaisante et instructive. Dans le pays, on trouve un confort égal à celui qui existe au Japon ; en même temps, on aura une vision de l’ancienne vie chinoise, mêlée aux coutumes intéressantes des Mongols, Coréens, Musulmans et Russes blancs. »
Cela est bel et bon, mais les promoteurs du mouvement : « Do visit Mandchoukouo » oublient de nous avertir que la race et les coutumes que nous aurons le plus le loisir d’étudier, jour après jour, est celle des policiers…
La psychose de l’interrogatoire
Quelques correspondants spéciaux m’avaient mise en garde contre cette gent particulière, mais comme j’avais traversé Dairen, Moukden et Hsinking sans ennuis, je croyais déjà pouvoir une fois de plus dénoncer le penchant à l’exagération propre à mes confrères.
On m’avait dit : « Cet esprit inquisiteur a toujours existé en Extrême-Orient. Les Japonais qui voyagent dans leur pays y sont eux-mêmes tellement habitués qu’ils répondent n’importe quoi aux incessantes questions posées. Ils en viennent même à s’inscrire sous un faux nom à l’hôtel où ils descendent, quittes à dire par la suite à la servante : “Je suis Matsumura San, mais s’il venait du courrier au nom de Matsutani, vous me l’apporteriez !” »
Répondant à la question : « Quel est votre métier ? », un Américain de mes amis est connu pour avoir dit un jour au policier qu’il vendait des bateaux de guerre. La seconde fois, il répondit : « Je vends des massues de guerre. » Mais la troisième fois, le policier vint le trouver, fort mécontent, pour lui dire : « J’ai reçu des renseignements de Tokio à votre sujet : vous ne vendez que de mauvaises plaisanteries ! »
Si un voyageur désire visiter le Mandchoukouo, le nouvel empire taillé dans la Mandchourie par la volonté du Japon, je lui conseille d’écrire sur une pancarte son âge, sa nationalité, d’où il vient, où il va, sa religion, de quoi sont morts ses parents, ainsi que son opinion en deux mots sur le nouvel empire ; ceci en japonais, chinois, coréen, mongol et russe. Je lui conseille, en outre, d’accrocher ladite pancarte autour de son cou s’il veut dormir tranquille.
On vous réveillera non seulement dans le train, dans votre couchette, mais tout aussi bien à l’hôtel. Une Anglaise, revenant du congrès de la Croix-Rouge à Tokyo, où elle était déléguée, avait interviewé un archevêque à Kharbine. La nuit suivante, à deux heures du matin, un policier vint lui soumettre son questionnaire !
Je me souviens d’une discussion que j’eus avec un employé mandchourien. J’avais répondu, il est vrai, avec un certain sentiment d’infériorité, par un trait à la demande : « Quelle est votre religion ? » sur le questionnaire qu’il faut remplir dans le train allant de Vladivostok à Kharbine.
L’homme n’était pas content, il insistait avec un sourire, voulant que ses formulaires soient au complet. Pour me débarrasser de lui, je m’apprêtais à griffonner un nom de religion inconnu jusqu’alors, lorsque mon voisin lui dit :
— Ne t’inquiète pas ! C’est vrai ! en Occident, il y a des gens comme cela… sans religion !
Plusieurs fois, au cours de mon voyage, à peine étais-je revenue d’une visite rendue à des Chinois que le policier japonais venait me demander de lui donner par écrit les sujets de conversation que j’avais abordés… Imaginez les montagnes de paperasses qu’il doit y avoir au bureau central des rapports, à Tokyo !
Votre passeport ne vous est pas d’une grande utilité, car peu nombreux sont ceux qui savent le lire. Je me demande vraiment quels examens il faut avoir passés pour être ici promu policier : j’ai rarement rencontré individus pareillement bornés au cours de mes pérégrinations. Les agents soviétiques de la G.P.U. sont bien plus agréables et autrement perspicaces… à moins qu’ils ne vous logent une balle dans le corps, sans autre forme de procès.
J’ai voyagé sur les express japonais du Mandchoukouo, tout en velours et bois vernis, où vous trouvez, sur votre couchette, pantoufles et kimono propre pour la nuit. Je suis descendue dans des hôtels de style international, tout en velours et bois vernis. Partout j’ai rencontré des Japonais charmants, qui me parlèrent de l’avenir du Mandchoukouo — comme à tout le monde.
Mais je voulais voir davantage : la vie du présent, et tout ce qui, caché derrière hôtels et bureaux, forme l’arrière-plan de ce pays im mense, aussi grand que France et Allemagne réunies.
Aussi j’ai été, au nord, à Peian, vers l’Amour, et tout à l’est en Corée, puis chez les Mongols de Solun, et tout au sud dans les petites villes du Jehol. Partout j’ai plongé dans la vie primitive et dans un foisonnement de contrastes. Cependant, tous ces villages ont de nombreux points communs.
En général, au milieu d’une plaine infinie, s’élève un groupe important de maisons en pisé. Jadis, à cause des inondations chroniques, les pistes, pour y parvenir, n’étaient praticables que pendant les gels de l’hiver. Mais des routes pour autobus ont été construites, ainsi que des voies ferrées, celles-ci étudiées et préparées autrefois par les Chinois eux-mêmes. Elles pointent vers la frontière soviétique, vers les déserts de Mongolie, vers Pékin. Aujourd’hui, grâce à ces voies de pénétration, tout change.
De chaque côté du rail, les champs plats sont rayés par la charrue ; la terre est couleur cacao, saupoudrée de neige froide. Une rivière gelée brille au soleil, comme étonnée d’être immobile.
Dans le train neuf et surchauffé, les Chinois souples évitent les bruyants soldats japonais ; la manière d’être de ces derniers n’est guère améliorée par les visites fréquentes qu’ils font au wagon-restaurant.
À contre-voie, je vois une locomotive blindée : le pays est loin d’être débarrassé de ses brigands. Il y a quelques jours, une femme chef de bande a même été exécutée à Tsitsikhar.
Les palaces locaux !
À la gare, en arrivant de nuit, on est assailli par « pousse-pousse » et « drochkis », éclairés par leurs lanternes en papier ; à grands coups de bâton sur les épaules, un gendarme disperse les coolies trop empressés.
Dans la ville sombre, pas encore éclairée à l’électricité, le voyageur a le choix entre l’auberge chinoise ou le petit hôtel japonais. Ce dernier est propre, calme, glacial et très cher ; l’homme de la police le visite, muni de son interminable questionnaire habituel. L’énorme couverture piquée qui vous recouvre la nuit est si compacte qu’elle forme une voûte rigide sous laquelle passent les courants d’air, car on dort par terre.
L’auberge chinoise ressemble beaucoup à un caravansérail : dans la grande cour sont garés chars, mules et ânes ; les chiens et les cochons noirs à longs poils courent en tous sens.
Si vous craignez le dortoir commun, vous aurez, pour quelques sous, une petite chambre à votre disposition ; toute la place y est presque occupée par le « k’ang », le sol surélevé sous lequel on fait du feu. Les murs en carton sont couverts de papier journal ainsi que le treillis de bois qui sert de fenêtre. Il y fait bien chaud, la propreté n’y est pas éclatante et les voisins curieux vous rendent constamment visite. Si, d’un pinceau habile, le patron prend note de votre nom, vous aurez l’impression qu’il fait cela pour se distraire.
Le bruit est incessant, chacun renifle puis crache dans les pots réservés à cet effet ; les clients crient leurs ordres au boy, qui les transmet au cuisinier, qui lui, à son tour, annonce les plats dès qu’ils sont prêts. Le sol de terre battue est toujours humide, parce qu’on y répand à chaque instant le thé qui a rincé les bols.
Je n’ai pas compris pourquoi les Européens que je rencontre sont si prévenus contre les auberges chinoises : la nourriture y est excellente et j’y ai en vain attendu une attaque d’insectes variés : est-ce à croire que certaines espèces sont engourdies ou tuées par quelque 20º de froid ?
Au bistro du coin
Par endroits, la rue sombre est éclairée par la maison de thé du coin, le « bistro » chinois. Pour quelques centimes, on vous donne thé vert et graines de pastèque. D’une table à l’autre, on se parle, les « garçons de thé » font une lessive tout en prenant part à la conversation, et il y a toujours un loustic pour faire rire la compagnie.
On ne croit guère que les bandits aient diminué : des enlèvements ont toujours lieu. Mais certainement ils sont plus dangereux qu’autrefois, les « hounghouses » ; on en veut à leur peau, et ils tirent aujourd’hui sans hésiter, à la moindre alerte…
— Le Mandchoukouo ? Ah ! très amusant, n’est-ce pas, la création de cet empire ? Nous ne parlons plus le chinois, ici, apprenez-le, mais le mandchoukouo.
Quant aux affaires, elles sont très mauvaises, le prix du haricot soya, principale culture du pays, a baissé, il n’y a pas de crédit ouvert aux paysans. Et les taxes sont les mêmes qu’autrefois.
L’attitude chinoise est une résignation souriante… Mei yo fadze (il n’y a rien à faire). On verra bien, dans cent ans d’ici, ce qui se sera passé, disent-ils.
L’attitude est la même au nord et au sud de la Grande Muraille : en dehors des villes, on ne trouve guère trace de sentiment patriotique ou d’apitoiement au sujet de la Chine molestée.
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13.12.1935
« Ici, trois millions d’habitants vivront… »
Hsinking — en français « Nouvelle capitale » — est une ville qui sort de terre ; Changchun était le nom de l’ancienne ville chinoise construite plus à l’est. Sa population a triplé en trois ans, atteignant aujourd’hui 200 000 habitants.
J’ai été grandement impressionnée par l’avenue large et droite, encore peu fréquentée, qui, partant de la gare, s’en va pendant six kilomètres à travers champs. La perspective en est grandiose.
Çà et là s’élèvent déjà les énormes bâtisses de quelques ministères ou un groupe de maisons évoquant un faubourg de ville allemande. À toute vitesse, un autobus neuf assure la communication entre les quartiers éloignés de la ville en construction.
Fait curieux : est-ce un symbole ? La Chine immuable est dressée au centre de la fière avenue où trois arbres entourent une tombe ; et malgré d’innombrables démarches, les Japonais ne parviennent pas à la faire démolir…
La tombe gênante
Lorsqu’il fallut établir des canalisations passant sous cette tombe, les ouvriers eurent si mal à la tête qu’ils refusèrent de faire le travail. C’est là l’autel sacré de la piété filiale : un prêtre qui vivait dans un temple à Moukden rêva que sa mère était dans le besoin. Ayant obtenu son congé, il mendia pour subvenir à l’entretien de sa mère. Lorsqu’elle fut morte, il s’installa sur sa tombe, ne se nourrissant que de grain cru. Il ne tarda pas à mourir aussi et on l’enterra près d’elle. Il y a toujours quelqu’un qui brûle des bâtonnets d’encens sur l’autel ; on y lit des phrases écrites en grands caractères chinois sur des bandes de papier rouge : « La bénédiction du Bouddha sans limite » ou « Pour celui qui demande, il y a toujours une réponse. »
Civils contre militaires
Les étrangers qui visitent le Mandchoukouo s’arrêtent à Hsinking pour voir Henry Pou Yi, devenu l’empereur Kang Té, ou pour interviewer les chefs du pays. C’est alors qu’on pénètre dans de grandes bâtisses telles que le ministère des Affaires étrangères du Mandchoukouo.
On y est reçu par des Japonais parlant fort bien l’anglais : ceux-ci ne sont, en principe, que les conseillers des autorités mandchoues ; mais ces autorités mandchoues out-elles vraiment la moindre importance ? D’ailleurs, les recommandations que j’ai récoltées à Dairen, Moukden et Changhaï ne sont que pour des Japonais ; c’est la langue de ces derniers qui serait la plus utile à qui veut voyager au Mandchoukouo.
Quoique nouveaux, ces bureaux, où travaillent en majorité des Chinois, me rappellent ceux de Soviétie : ils sont mal peints, déjà fissurés et encombrés, surchargés de paperasses.
Au contraire, à l’ambassade japonaise, où se trouve le quartier général de l’armée du Kwantung, l’impression est différente : les aménagements y sont tout aussi simples, mais de bonne qualité et bien entretenus. C’est toujours à l’armée qu’il faut s’adresser pour obtenir des permissions, parce que c’est l’armée qui représente le pouvoir.
À force de rencontrer des Japonais militaires et civils, on établit bientôt des comparaisons à l’avantage de ces derniers : ils sont plus humains, plus civilisés, plus larges d’idées. On peut discuter avec eux sans recevoir des réponses stéréotypées :
— Oui, diront-ils, il est difficile de se concilier l’amitié des Chinois : on va à l’encontre de leurs manières d’agir si l’on veut que les réformes soient efficaces. On ne peut plus leur permettre de faire entrer dans le personnel des bureaux tous leurs parents dans le besoin… Comprendront-ils que ces réformes sont pour le bien du pays ?
Surtout, il me semble que ces Japonais civils ne sont pas heureux : ils aimeraient développer le pays, mais leurs plans contrecarrent souvent les visées militaires de leurs compatriotes ; leurs efforts sont annulés.
Des concessions leur sont accordées, non pour qu’ils puissent faire des affaires, mais pour qu’ils apportent de l’argent dans le pays.
D’autre part, le consulat japonais est presque inutile aussi longtemps que d’autres pays n’auront pas reconnu le Mandchoukouo et un simple bureau de tourisme y rendrait davantage de services…
Ville chinoise
La grouillante ville chinoise est assourdissante. La grand’rue asphaltée est égayée par les devantures des façades rouges aux caractères dorés.
Malgré le froid perçant, des colporteurs sont installés le long des trottoirs et haranguent les passants. Chaque grand magasin fait fonctionner le haut-parleur de sa radio, et les sabots des 3 000 « fiacres » que compte la ville martèlent le sol gelé.
Ces fiacres, à vrai dire, des « isvochtchiks » russes, ne coûtent pas plus cher qu’un « pousse » ; le petit cheval trapu, crotté, chevelu, le cocher ridé, tanné, coiffé de l’énorme bonnet de fourrure à mentonnière, et enveloppé dans une peau de mouton grossière, semblent antédiluviens.
À Hsinking, on peut à la rigueur aller dans un cinéma quelque peu pouilleux ; il y a aussi des cafés-restaurants-dancings russes, où l’on est servi par de grandes femmes blondes et trop pâles. Mais, à vrai dire, la vie de mon hôtel Yamato est tout aussi distrayante.
Les Japonais y donnent des banquets officiels ; au moment du cocktail, les officiers à sabres traînants se confondent en courbettes, tandis qu’en marque de politesse, ils aspirent l’air devant eux avant de parler.
Cependant, les Européens de passage comparent leurs expériences et supputent les chances qu’ils ont d’être reçus par l’empereur.
Un autre jour, on fête une aviatrice venue seule du Japon : toute petite, timide, vêtue d’une combinaison verte, avec ses tresses dans le dos, elle semble avoir quatorze ans.
Aujourd’hui il y a réception donnée en l’honneur d’un Japonais, grâce au courage duquel ses compagnons et lui-même ont pu être libérés des bandits.
Toujours les bandits « hounghouses » ou Barbes rouges
L’un des captifs me raconte cette histoire vécue.
— Comment, répond-il à ma remarque, vous trouvez que 60 heures passées chez les bandits, c’est peu ? Savez-vous que j’ai couvert 75 milles, pieds nus, sur des pousses de kaoliang coupées ? L’express de Hsinking ayant été déraillé de nuit, j’ai dû m’habiller vite et n’ai pas eu le temps de lacer mes souliers ; sitôt dans les marais, je les ai perdus. Nous étions poursuivis par la police et devions gagner à tout prix une rivière bordée de roseaux.
Les bandits avaient deux mitrailleuses et des revolvers tchèques, russes et japonais. Je le sais parce que j’étais l’interprète, sachant quelques mots de chinois, et me tenais près d’eux. Les bandits voulaient savoir la valeur de nos banknotes et autres papiers ; alors ils ont d’abord mis ma sincérité à l’épreuve en provoquant des réponses dont ils pouvaient contrôler l’exactitude.
Ils ont eu pitié de mes pieds et m’ont donné des sandales ; trop petites, elles me faisaient souffrir le martyre, et mon orteil en restera déformé pour toujours.
Enfin, nous avons atteint une île sur la rivière, et tandis que la police nous cherchait partout, nous étions cachés dans un bateau. Les brigands appuyaient un canon de revolver sur la tempe de chacun de nous, prêts à tirer si nous appelions à l’aide. Comme un canot-automobile s’éloignait sans nous avoir vus, l’un des Japonais prisonniers a crié : « Ici ! » Le coup est parti, lui fracassant la mâchoire, parce qu’en appelant il avait rejeté la tête en arrière.
Nous fûmes sauvés. Le pauvre Japonais vient d’être décoré aujourd’hui, et grâce à une souscription, il part ce soir pour Tokyo, où il se fera faire une nouvelle mâchoire.
Ah ! quel pays ! Les Japonais ne peuvent rien faire contre ces brigands. Autrefois, on traitait à l’amiable avec les chefs de grandes bandes. Maintenant, ils sont dispersés et aussi insaisissables que les communistes en Chine centrale.
Henry Pou Yi, devenu empereur
J’ai demandé à voir l’empereur, et comme tout le monde, j’ai dû attendre longtemps une réponse… négative. Sa Majesté, depuis qu’elle a été couronnée, est beaucoup plus difficile à voir que par le passé.
Un règlement interdit que l’empereur voie une femme si elle n’est accompagnée par son mari ou son père. Je ne voulais tout de même pas me marier à Hsinking, même pour voir le dernier descendant des empereurs de Chine !
— Mais, ai-je alors demandé, pourrai-je peut-être voir l’impératrice, qui est si belle ? Elle est fille d’un noble Mandchou aujourd’hui directeur des lignes d’aviation du pays.
Elle est très malade du foie, m’a-t-on fait savoir, et n’a quitté sa chambre qu’une fois, lorsqu’il fallut recevoir le prince Chichibu. À en croire les racontars de bars, ce serait l’opium qui l’affaiblirait de plus en plus, ou encore on aurait intérêt à ce qu’elle soit malade, afin qu’on puisse offrir bientôt une concubine japonaise à l’empereur…
« Allez-vous-en !… »
Quoique je n’aie pas fait sa connaissance, j’ai beaucoup de sympathie pour l’empereur : la vie ne doit certes pas être facile pour lui.
On raconte qu’un évêque sachant parfaitement le chinois lui rendait un jour visite. Comme il y avait, dans la chambre, un interprète envoyé par l’ambassade japonaise, le jeune empereur se tourna vers lui en lui disant simplement : « Allez-vous-en, je ne vous connais pas et ne vous ai pas fait venir ! »
Deux de mes compatriotes, personnalités internationales au jugement fort droit, obtinrent une audience de l’empereur. Ils revinrent enchantés, ayant passé une demi-heure fort agréable. Dans la réalité, Pou Yi a un visage plus attrayant que ne laissent supposer ses portraits partout exposés. Distingué dans ses manières, il est « fin de race », mais pas du tout dégénéré. Vif, l’œil intelligent, il a le sens de l’humour et parle d’homme à homme, ce qui n’arrive jamais aux autres dirigeants du Mandchoukouo.
J’ai assisté à une discussion où l’on disait que le temps travaillait pour Henry Pou Yi, qu’il reprendrait bientôt possession du trône de ses ancêtres dans un Pékim japonisé, mais que dans un avenir assez éloigné, secondé par Mongols et Mandchous, il aurait un grand rôle à jouer en Chine, où pas plus qu’en Corée ou à Formose les Japonais ne sauront se faire apprécier…