Joe
Fin 1970, au cours du printemps austral, je suis tombé amoureux de Mohamed Ali. Cet amour, cette sorte d’amour intense et inconditionnel que nous appelons le culte du héros, fut mis à l’épreuve dès la nouvelle année, lorsqu’Ali rencontra Joe Frazier au Madison Square Garden. J’étais au lycée à Verwoerdburg, qui me semblait aux antipodes du ring, mais je lisais la moindre nouvelle concernant cet événement majeur et je ne doutais pas un instant qu’Ali allait gagner. Mais il fut battu pour la première fois de sa carrière professionnelle.
Ce doit être ce tapage inédit avant le match Ali-Frazier qui m’a transformé en fan, comme tant d’autres qui jusqu’alors n’avaient montré aucun intérêt pour la boxe. Le « Combat du siècle » fut l’un des premiers spectacles mondialisés, un affrontement hollywoodien qui enflamma l’imagination publique comme jamais auparavant. Selon le reporter Solly Jasven, c’était aussi important pour le Wall Street Journal que pour le magazine Ring, suscitant ce qu’il nomma un emballement de gros sous.
Je ne sais pas ce que je pensais d’Ali avant le Combat du siècle. Toutefois je venais d’une famille qui lisait les journaux et j’avais commencé à éplucher un quotidien dès l’école primaire. J’avais donc dû tomber sur lui dans la presse, et pas seulement dans les pages sportives. En mars 1967, il avait refusé de faire son service dans l’armée américaine. La World Boxing Association et la New York State Athletic Commission lui avaient retiré son titre de champion du monde des poids lourds. L’affaire fit les gros titres en Afrique du Sud, mais je ne saurais dire l’impression qu’elle fit sur un garçon de neuf ans.
Bien qu’Ali fût absent des rings pendant plus de trois ans, il ne resta pas inactif : il s’était embarqué dans une série de conférences et de talk-shows, il apparaissait dans des publicités, il eut même un job dans une éphémère comédie musicale de Broadway, intitulée Buck White. Bref, il faisait ce que font les célébrités en tout genre pour continuer à placer leur trombine et leur nom sous les projecteurs afin de promouvoir leur « marque ». Il passa du ring au méga-cirque des signatures et des apparitions. Il prenait aussi la parole dans des mosquées pour soutenir la cause des Black Muslims. Mais, qu’on s’en moque ou qu’on les prenne au sérieux, bien peu de ces activités filtraient en Afrique du Sud.
En 1970, alors que j’avais douze ans, un tribunal fédéral rendit sa licence de boxeur à Ali. Il fit son premier retour à Atlanta, lors d’un combat contre Jerry Quarry qu’il remporta au troisième round sur K.-O. technique. Six semaines plus tard, il battit Oscar Bonavena, ce qui permit une rencontre pour le titre de champion du monde contre Frazier l’année suivante. C’était un match que Frazier lui avait promis si jamais il retrouvait sa licence.
Nous n’avions pas la télévision en Afrique du Sud à l’époque. Les nouvelles nous parvenaient par le radio et les journaux. Le Combat du siècle produisit une avalanche d’articles dans la presse. Mon père lisait le Pretoria News et deux hebdomadaires, le Sunday Times et le Sunday Express, c’était donc mes principales sources d’information. Au cours des préparatifs du combat, j’ai commencé à rassembler des coupures de presse, et pendant les cinq années suivantes, j’ai conservé tout ce qui me tombait sous la main concernant Ali, découpant des centaines d’articles et les collant dans des albums. Quarante ans plus tard, ils sont étalés sur une table à tréteaux à côté de mon bureau tandis que j’écris. Je l’avoue : j’écris ces lignes parce que ces albums existent.
Le cœur de mes archives, ce sont trois cahiers de dessin de la marque Eclipse avec une feuille de papier-calque entre chaque page. Ces recueils ont une couverture en carton couleur chamois, portent le logo Eclipse flanqué de l’obligatoire mention bilingue « drawing book / tekenboek ». Au milieu de la couverture, un titre est écrit à la main : ALI I, ALI II, ALi III. Les coupures sont couleur tabac et craquelées. Quand je les passe entre mes doigts, je m’imagine que le garçon qui a lu le premier ces articles et moi ne formons qu’une seule et même personne.
Branko
Je suis le sportif de la famille. Mon frère Joe tape à l’occasion dans un ballon sur la pelouse, mais quand j’ai besoin de lui dans les buts pour m’entraîner aux penalties, il plonge le nez dans son livre. Et voilà qu’il se transforme soudain en fan de boxe. Ce n’est pas que j’ai vu beaucoup de matchs. Je me suis rendu à quelques tournois des Golden Gloves à Berea Park avec mon cousin Kelvin : on monte un ring sur le terrain de cricket, devant la tribune. Nous préférons le catch au Pretoria City Hall.
Ce qu’il y a de bien dans ce genre de lutte, c’est que les règles sont faciles à comprendre. Si Jan Wilkens entre en lice, on sait qu’il va gagner. C’est un grand Afrikaner, le champion d’Afrique du Sud. Kelvin s’époumone pour lui. Mon favori est Rio Rivers. Il ne gagne pas souvent, mais il se bat bien. La dernière fois que mon cousin et moi avons été voir un match, Papa a insisté pour qu’on emmène Joe et Rollie – le petit frère de Kelvin. Un fiasco : Joe s’est mis à encourager Sammy Cohen. Sammy n’est qu’un chialeur en justaucorps noir. Il semble n’avoir pas dormi depuis trois jours et perd à chaque fois. C’est son rôle. Joe ne comprend pas ce principe : on n’est pas censé encourager les glandeurs.
Et maintenant son coup de cœur pour Ali. Il l’a chopé comme une varicelle. Le virus de la boxe s’est répandu partout à cause du match à venir entre Ali et Frazier. Évidemment, je soutiens Smokin’ Joe Frazier. J’aurais été pour lui de toute façon, et le fait que mon petit frère a pris parti pour l’autre camp me renforce dans mon choix. Une occasion supplémentaire de lui casser les pieds.
Joe Frazier va donner une leçon à Cassius Clay, affirme Papa. Il va faire cracher sept sortes de saloperies à cette grande gueule.
Huit sortes, je dis.
Maman intervient : Attention à ce que tu dis.
Bah, huit ce n’est qu’un chiffre.
Papa ne l’appelle pas Mohamed Ali. Jamais de la vie. Ce sera toujours Cassius Clay. Ça irrite mon frère jusqu’aux larmes. Parfois il s’en va dans la cour, derrière le logement des domestiques, et fracasse des cartons à tomates avec une barre de plomb.
Le sport, c’est mon affaire, et j’aimerais qu’il ne s’en mêle pas. Mon plan est de gagner un jour le Tour de France. Je préfère les courses sur route, et je fais de la piste hors saison pour garder la forme. Le cyclisme n’est pas un sport populaire par ici. Les bons jours, cinquante à soixante coureurs se pointent au vélodrome Pilditch à Pretoria West le vendredi soir, la plupart des vétérans, une poignée seulement vient des écoles. On nous appelle les Cadets, un terme stupide que nous n’utilisons jamais. Les tribunes sont presque vides : les épouses, petites amies et mères se concentrent sur quelques rangées, des couvertures au crochet sur les genoux. Dix rangées plus haut, sous le toit de taule glacial, Joe porte un bonnet tricoté avec un énorme pompon. Il aurait préféré rester à la maison, mais Papa a ordonné : Vous les garçons, vous devez vous serrer les coudes. Quand retentit le coup de pistolet du départ, ou la cloche du dernier tour, il fait semblant de regarder. Les courses par élimination, à cause du mot, ne l’intéressent qu’à moitié. Il lit, le livre sur ses genoux, ganté de cuir noir, tournant maladroitement les pages des Contes de Canterbury ou de David Copperfield. Son pompon explosif, le plus gros jamais fabriqué par Maman, oscille sur sa tête comme un mauvais sort.
Quand je vais au lit, je le trouve en train de boxer son ombre. Il est censé dormir, mais il a fait pivoter la lampe du bureau pour projeter sa silhouette sur le mur près de la fenêtre. Il sautille et zigzague, dit-il.
Ja, je réponds, comme un faux-bourdon.