1 Dès qu’une maison est équipée d’un système d’alarme, elle se transforme en engin explosif. Il faut l’amorcer et la désamorcer plusieurs fois par jour. Quand on l’arme en pianotant sur les touches d’un pavé numérique, elle émet un hululement qui chasse les occupants au galop et les fait claquer la porte derrière eux. Il n’y a pas de départs nonchalants: plus le temps d’hésiter, de prendre une écharpe pendue au crochet derrière la porte, de vérifier que le répondeur est branché, de se lancer un dernier coup d’œil dans le miroir en passant par le corridor. Pas moyen de savourer le retour chez soi, non plus. On ne se détend pas, en arrivant dans une maison ainsi équipée, on ne se déchausse pas un pied après l’autre, en inspirant profondément l’atmosphère familière. Tout départ est précipité, tout retour une prise d’assaut.
Avec une maison équipée d’une alarme, quand vous vous réveillez aux petites heures de la nuit, la chambre baigne dans une lueur étrange. Les touches du pavé numérique brillent d’un vert blafard et clinique, comme la veilleuse d’un enfant qui aurait peur du noir.
2 La preuve que le dénommé Scrooge, ce parangon de la mesquinerie solitaire, était un sale type? Personne ne l’a jamais accosté dans la rue pour lui dire, d’un air ravi: “Ce bon vieux Scrooge, comment ça va? Quand est-ce que tu passes me voir?” Aucun mendiant ne l’a jamais sollicité pour la moindre obole; aucun enfant ne lui a demandé l’heure qu’il est; jamais personne, homme ou femme, ne s’est adressé à Scrooge pour savoir comment se rendre en tel ou tel lieu.
En ville, l’échange asymétrique que constitue l’indication du chemin à suivre est une des relations les plus touchantes qui puisse lier les gens. Le fait que Scrooge, de toute sa vie, ne s’y soit pas adonné une seule fois donne une idée de l’inhumanité du personnage. En demandant leur chemin, les citadins, qui font si grand cas de leur indépendance et de leur connaissance des rues, péniblement acquise, qui pensent volontiers qu’ils connaissent le quartier comme le fond de leur poche, avouent leur vulnérabilité; en donnant des indications, ils démontrent leur capacité à traiter avec sympathie et de manière responsable une vie que le hasard a confiée entre leurs mains.
A la campagne, ce n’est pas pareil. Les rapports entre étrangers et autochtones se fondent
sur une base nettement plus simple. Les étrangers ne sont ni nombreux ni fréquents. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ils ne sont donc pas plus menaçants, ils le sont moins. Les gens du cru connaissent leur environnement comme le dos de leur main, pour ainsi dire, et les repères géographiques se distinguent de plus loin et sont plus faciles à décrire. D’ailleurs, un habitant de la campagne (à moins qu’il n’ait la fantaisie de vous faire tourner en bourrique) n’hésitera pas à vous accompagner ou à prendre sa voiture pour vous montrer le chemin.
Le citoyen affairé, lui, doit se fier aux mots et aux gestes pour guider un inconnu à travers un fatras de détails accessoires, avec des culs-de-sac et des raccourcis à éviter, dont certains peuvent se révéler désastreux pour les imprudents. Donner des indications demande un talent particulier. Le faire correctement est une preuve de caractère. N’allons pas nous ériger en juge, toutefois: à voir comment nous vivons en ville de nos jours, il est parfaitement possible de mener une vie utile et heureuse sans avoir appris le nom des rues de son propre quartier. C’est vrai aussi que la complexité des villes, la distribution toujours changeante de la circulation, à quoi s’ajoutent les particularités des adresses physiques, des occupations, des intérêts et des besoins, produisent pour chacun d’entre nous un schéma spécifique de mouvements familiers ou habituels sur la croûte terrestre, schéma qui, si nous pouvions le contempler du haut du ciel, paraîtrait aussi unique qu’une empreinte digitale. Certains de ces itinéraires n’ont littéralement aucune chance de se croiser, ce qui explique que des connaissances puissent habiter la même ville, se donner rendez-vous aussi souvent qu’elles en ont envie, sans jamais se retrouver nez à nez lors de leurs courses quotidiennes. Raison de plus pour prendre au sérieux le croisement des trajectoires, les lieux où elles entrent en contact comme les fils d’un circuit électrique, par pur hasard.
Quand j’étais enfant, mon père – citadin jusqu’au bout des ongles, aimant marcher et conduire, sensible au moindre changement dans son environnement et donc capable de donner des indications alliant la créativité à la précision – m’a appris que ça ne pouvait faire de mal à personne que d’avoir une carte sous la main. Jamais aucun malheureux égaré n’a été renvoyé de notre seuil sans la série d’indications qui devait le mener à bon port. Nous vivions alors dans un lotissement neuf, taillé dans le veld à la périphérie de Pretoria. Aussi loin
que portait le regard, nous étions les maîtres. C’était au temps où les jardins étaient entourés de clôtures inoffensives, bien avant l’avènement des barrières zébrées pour bloquer les accès et des murs de deux mètres de haut, un temps où un inconnu qui aurait perdu son chemin pouvait héler un quidam occupé à tondre son gazon ou à tripatouiller le moteur d’une voiture garée dans l’allée. Le plus souvent, mon père reconnaissait immédiatement l’endroit demandé et pouvait fournir le renseignement demandé au pied levé. Mais même lorsqu’il connaissait le chemin, il aimait envoyer mon frère Branko ou moi chercher sa carte des environs, une carte détaillée qu’il s’est procurée tout exprès auprès de la municipalité, et l’étaler sur le capot de la voiture de l’inconnu pour lui indiquer l’itinéraire à suivre. D’ailleurs, toute cette manœuvre n’était peut-être qu’une excuse pour extirper l’inconnu de derrière son volant et faire passer le temps.
Depuis lors, l’expérience – confirmée par une foule d’écrivains – m’a appris qu’il n’est pas toujours mauvais de se perdre. On peut même envisager de mal orienter un inconnu pour le plus grand bien de ce dernier.
3 J’habite juste au coin de la maternité de Marymount. En fait, elle me sert souvent de point de repère pour guider les gens jusqu’à ma porte. Durant les mois d’hiver, quand on peut voir à travers les branches dénudées des chênes de l’impasse de Blenheim Street, le bâtiment proclame son nom en grandes lettres blanches sur fond de briques orange. En été, il disparaît presque derrière le feuillage.
Au cours des ans, il est arrivé plusieurs fois qu’un invité penché sur le parapet de la véranda, une tasse de thé à la main, le regard porté au loin par-dessus la cime des arbres vers la vallée, ait brusquement reconnu le bâtiment perché sur la corniche et se soit écrié: “C’est pas le Marymount, çà? C’est là que je suis né!” La surprise créée par un aveu si intime provoque immanquablement un silence, pendant lequel l’esprit du lieu s’empare de nos cœurs. Mais ça ne dure qu’un moment, parce que le bâtiment de briques couleur marmelade, avec son plâtre blanc et son toit en tôle ondulée, évoque je ne sais quoi qui nous empêche de réfléchir trop profondément à nos origines.
J’ai longtemps pris pour une coïncidence remarquable le fait qu’un si grand nombre de personnes de mon entourage soient nées à un jet de pierre de chez moi. Mais mon frère Branko, plus réaliste que moi, a ramené la question à une affaire de probabilités statistiques. En cinquante ans de service, plus de deux cent mille enfants sont venus au monde entre les murs du Marymount. Dix ou onze nouveau-nés en moyenne par semaine, avec des pointes vers le mois de septembre. On peut difficilement faire trois pas dans Johannesbourg sans tomber sur un bébé Marymount.
Branko a également dissipé le mystère de ces couples angoissés, sur le point d’être parents, qui s’adressaient régulièrement à moi pour que je leur indique le chemin de la maternité, un service que j’ai rendu une demi-douzaine de fois en autant d’années. “Forcément, m’a-t-il dit, que si on suit le panneau de Kitchener Avenue, on est perdu au coin de Blenheim et d’Argyle. C’est la première intersection non signalisée, le premier endroit où les gens doivent prendre une décision par eux-mêmes. Etant donné que ta maison se trouve juste là et que tu es bien obligé de passer le portail plusieurs fois par jour pour entrer et sortir de chez toi, si quelqu’un veut demander son chemin, ça tombera sur toi de temps à autre. C’est la loi des probabilités.”
Bien que je ne puisse pas prétendre avoir choisi ma maison en raison de la proximité du Marymont, à la manière d’un paysan désireux de vivre à l’ombre de l’église ou à peu de minutes de marche du puits, j’ai toujours trouvé sa présence rassurante (chose que je n’avouerai jamais à mon frère): chaque semaine, une nouvelle volée d’âmes humaines venaient au monde sur le pas de ma porte. Voilà pourquoi je regrette que la maternité ait fermé. Le dernier bébé y est né en juin 1997. Le nombre de naissances avait diminué au fil des ans, au fur et à mesure que les médecins blancs avaient déménagé plus au nord, emmenant leurs patientes avec eux. Les habitants des beaux quartiers du nord ont cessé de penser qu’une personne respectable pourrait vouloir naître de ce côté-ci de la ville.
Un an s’est écoulé avant que les affiches annonçant la vente aux enchères de la propriété n’aient été apposées dans le voisinage. Deux groupes ayant des visées très différentes se sont mis sur les rangs: un consortium de sages-femmes et de médecins qui voulaient faire renaître
la maternité de ses cendres et un consortium d’hommes d’affaires qui proposaient une transformation en logements bon marché ou en parc pour industries légères. Nettoyage à sec et tôliers-carrossiers. De nouvelles vies d’un autre genre. Aucun des deux groupes n’a toutefois réussi à réunir les fonds nécessaires.