Nieuwenhuizen, debout sur le bas-côté, dans l’obscurité, examinait la rue. D’une main, il tenait une grosse valise marron imitation cuir et, de l’autre, les quelques piécettes froides que venait de lui rendre le chauffeur. Au bout de la rue, les feux arrière du taxi s’embrasèrent, puis s’évanouirent.
Nieuwenhuizen se tourna vers la parcelle. Le terrain, d’un demi-hectare à peine, était plus petit qu’on ne le lui avait laissé entendre, envahi par les hautes herbes et le chiendent. Une haie indisciplinée qui se découpait sur le ciel nocturne le bordait sur deux côtés, tandis qu’un mur en ciment, dont les panneaux préfabriqués avaient la forme de roues de chariot, fermait le troisième. Le quatrième côté, où il se trouvait, était autrefois séparé de la rue par une clôture. Les vestiges de cette frontière − portail, rouleaux difformes de barbelés, poteaux de bois au pied-bot de béton − jonchaient le sol. Il serra sa monnaie dans une main, la poignée d’éponge de sa valise dans l’autre, enjamba un enchevêtrement de barbelés et s’enfonça dans la végétation.
Les tiges cassantes qu’il couchait et écrasait sous ses chaussures laissaient échapper une poudre âcre. Respirant la poussière, il saliva, avala et, les yeux rivés sur l’horizon, poursuivit son avancée. Au bout d’un moment, il trébucha sur une fourmilière. Il trouva dommage de ne pas profiter de cette découverte, aussi monta-t-il sur le tertre et, l’air solennel, contempla tour à tour les quatre coins de son domaine. Le visage de l’homme était large, sa bouche ne laissait apparaître qu’une fente, il avait le nez camus, les orbites insondables, les sourcils saillants, le front bombé et bosselé en son centre ; le tout se prêtait aux jeux d’ombre et de lumière du clair de lune. L’étude du terrain révéla la présence d’un arbre isolé dans l’angle de la haie, et il choisit d’y établir son campement.
Nieuwenhuizen suspendit son écharpe à un épineux. Puis, juché sur sa valise, sous l’arbre, il regarda les fenêtres injectées de sang de la maison, derrière le mur orné de roues de chariot, pour voir ce qui allait se passer.
Dans le salon de cette maison, M. et Mme Malgas, les propriétaires, regardaient le journal de vingt heures à la télévision.
« C’est reparti », dit M. Malgas au moment où débutait le reportage sur les émeutes, et il coupa le son avec la télécommande.
Au même moment apparut sur l’écran une cahute en flammes, assemblage de poteaux fendus en deux, de cartons et de chutes d’aggloméré, rafistolé avec du papier journal et des sacs plastique. Elle était cernée par quantité d’autres cahutes strictement identiques, à cette différence près que, pour une raison inconnue, aucune ne brûlait.
« Ça, c’est rien, dit Mme Malgas d’un air lugubre. Attends de voir la suite. Le pire est encore à venir. »
Sur quoi elle bondit de son fauteuil Gomma Gomma, attrapa l’assiette posée sur le plateau-télé de son mari, fit glisser dans la sienne deux vertèbres qui atterrirent dans une flaque de gras, racla les deux couteaux qu’elle posa ensuite ostensiblement, fit grincer les dents des fourchettes qui retenaient grains de riz et reliefs de mouton, jeta les serviettes froissées par-dessus ces décombres, glissa l’assiette vide sous la pleine, posa l’ensemble sur la table basse et revint s’asseoir (le tout d’un seul mouvement théâtral).
« Où est-ce qu’ils sont tous passés ? » s’étonna M. Malgas.
La cabane brûlait encore. Des rideaux déchirés de flammes jaillissaient des fenêtres, et des colonnes de fumée s’élevaient par les trous laissés dans les murs, à l’endroit où les rapiéçages s’étaient consumés. La fumée montait droit au ciel. L’image se brouilla avant de retrouver sa netteté. Puis le toit de tôle ondulée, lesté de pierres, entraîna l’ensemble dans sa chute en une explosion silencieuse d’étincelles et de braises. Au beau milieu des planches calcinées, la caméra montra un châlit de fer, les ressorts ardents d’un matelas et une malle de fer-blanc cadenassée. Puis elle cadra une paire de bottes fumantes.
Mme Malgas regardait les bottes.
M. Malgas, propriétaire d’une quincaillerie, absorbé dans la contemplation d’un morceau de tôle ondulée, s’exclama :
« Ça, c’est du fer !
— Chuut ! »
Tandis qu’il essayait de ramasser du petit bois dans l’obscurité, Nieuwenhuizen trébucha à nouveau sur la fourmilière et s’étala de tout son long. Au moment où il se releva, il posa la main par hasard sur un objet dissimulé dans l’herbe. Fébrile, il l’en dégagea. C’était un vieux baril d’essence, d’une contenance d’environ vingt-cinq litres, au couvercle grossièrement découpé et au fond quelque peu déformé. Il le secoua pour en extraire un peu d’herbe et de sable, le coinça sous son bras et, du poing, tapa sur le fond pour lui redonner sa forme initiale. Il le tourna vers le clair de lune. Malgré tous ses défauts, l’objet semblait riche de promesses. Nieuwenhuizen, ravi, en eut aussitôt un infime avant-goût : en rebroussant chemin vers le campement, il y transporta sa récolte dérisoire de brindilles.
Comme il serait agréable de s’asseoir sur une pierre, songea-t-il, mais il n’en trouva aucune de taille ou de forme satisfaisante ; faute de mieux, il s’assit sur le baril posé droit. Il rassembla un tas de feuilles mortes. Puis il réunit les brindilles en un fagot qu’il brisa ensuite en deux.
L’espace d’un instant, il se vit en train de briser les os de ses doigts transformés en petit bois, et il en eut la nausée. Il agita les mains pour s’assurer de leur bon fonctionnement. Rassuré, il ramassa métacarpes et phalanges épars pour en faire un nid, et y jeta une allumette.