Les feuilles sont noires et lustrées, et des fleurs mourantes émane une senteur qui pourrait être celle du jasmin. Il installe le trépied et règle la focale. Au deuxième déclic de l’obturateur, une voix agressive l’interpelle de la maison sur sa droite. Ça lui est déjà arrivé, mais il sursaute quand même. Il adopte un ton aimable pour expliquer qu’il est artiste, qu’il se contente de photographier une haie. Vous n’avez pas le droit de faire ça ici, dit la voix, c’est une propriété privée. Les muscles de son dos se crispent. Il replie le trépied, range l’appareil photo dans sa sacoche et bat en retraite.
Le lundi, il se rend à l’université où l’attendent des colis et autres courriers, parmi lesquels une enveloppe blanche au rabat finement liseré de noir. Il en arrive deux ou trois par mois du même genre, des faire-part officiels du décès de membres passés ou présents du corps enseignant. L’enveloppe est presque carrée. Il l’ouvre, une fois installé dans son bureau. La carte à l’intérieur est également bordée de noir. Un professeur émérite en microbiologie, inconnu de lui, vient de mourir. Les cartes suivent une formule invariable : le doyen a le regret d’annoncer la mort du professeur en question – dans un langage désuet. Une mort survenue « le six courant » s’est produite le six du mois ; « le quinze ultimo », c’est le quinze du mois dernier. Il s’est mis à collectionner ces faire-part, dont la solennité emphatique est pour lui un écho des tenues de deuil portées jadis, les soieries et les grenadines des robes de veuves pendant la guerre de Sécession, les voiles noirs, gants noirs, bijoux noirs qui faisaient savoir au monde qu’on pleurait un proche. On a perdu cet ordre symbolique des couleurs, cette gradation du grand deuil au deuil partiel exprimée en noir, gris, mauve, lavande.
Sur son bureau il y a deux livres : Les Villes invisibles d’Italo Calvino et une traduction de L’Épopée de Soundiata. Elle contient des versions du récit dues à deux griots différents, Bamba Suso et Banna Kanute ; il vient de finir la première. Sur l’une des étagères de la bibliothèque, une bouteille d’encre sombre que lui a envoyée Paul Lanier. Une encre extraite du jus de raisins sauvages cueillis autour des voies ferrées de St. Louis ; comme elle est artisanale, sa couleur a mué. Si dans le flacon elle paraît encore intense, proche du violet, apposée sur le papier elle prend désormais une teinte pâle rappelant la mer. Mais comment ça, « la mer » ? Quand on dit que la mer est bleue, on pense à un bleu clair ou pâle, proche du bleu ciel. La mer est parfois d’un tel bleu, ou d’une variante plus sombre, mais souvent aussi la mer n’est pas bleue du tout : elle est parfois orange, parfois grise, parfois mauve avec l’iridescence du Πορφύρεος d’Homère, et parfois rien, transparente, juste de l’eau. Au crépuscule, elle va de l’argenté à l’étain. Et par une nuit sans lune elle est noire.