Je me réveille tard, le matin où je suis censé me rendre au consulat. Tout en rassemblant mes documents, je téléphone à l’hôpital pour rappeler que je ne serai là que l’après-midi. Puis je m’engouffre dans le métro, je rejoins la 2e Avenue et, sans trop de peine, je trouve le consulat. Il occupe plusieurs étages d’un gratte-ciel. Au septième étage, une pièce sans fenêtre abrite l’accueil des services consulaires. En ce lundi matin, la plupart des personnes présentes sont nigérianes, presque toutes au moins quadragénaires. Les hommes sont chauves, les femmes arborent des coiffures élaborées, et il y a deux fois plus d’hommes que de femmes. Mais il y a également des visages inattendus : un homme très grand à l’air italien, une jeune fille asiatique, d’autres Africains. Chaque personne prend un ticket numéroté au distributeur rouge en entrant dans cette pièce minable. La moquette est sale, de la même couleur indéterminée que toutes les moquettes de lieux publics. Un téléviseur mural diffuse des infos dans un brouillard de parasites. Les infos ne tardent pas à céder la place à un match de foot opposant Enyimba à un club tunisien. Dans la pièce, les gens remplissent des formulaires.
Il y a autant de passeports américains bleus que de passeports nigérians verts. La plupart des gens entrent dans trois catégories possibles : des citoyens américains naturalisés de fraîche date, des personnes ayant la double nationalité, ou des Nigérians qui emmènent pour la première fois au pays leurs enfants de nationalité américaine. Je fais partie des doubles ressortissants, et je suis là pour faire renouveler mon passeport nigérian. Au bout de vingt minutes, on appelle mon numéro. En m’approchant du guichet, mes papiers à la main, je fais le même geste implorant que j’ai remarqué chez les autres. Le jeune homme aux manières brusques installé derrière la vitre me demande si j’ai le mandat. Non, dis-je, je ne l’ai pas. J’espérais pouvoir payer en espèces. Il désigne du doigt un écriteau collé à la vitre : « Pas de règlement en espèces. Seuls les mandats sont acceptés. » Il porte un badge à son nom. Un renouvellement de passeport coûte quatre-vingt-cinq dollars, c’est indiqué sur le site du consulat, mais il n’était pas précisé que les règlements en espèces étaient refusés. Je sors de l’immeuble, je marche un quart d’heure jusqu’à la gare de Grand Central, je fais la queue pour acheter un mandat. Un nouveau quart d’heure de marche jusqu’au consulat. Il fait froid dehors. À mon retour, quarante minutes plus tard, la salle d’attente est pleine. Je reprends un ticket, je remplis le mandat à l’ordre du consulat, et j’attends.
Un petit groupe de gens s’agglutine autour du guichet. On entend un homme supplier quand on lui dit de revenir à trois heures pour récupérer son passeport :
« Abdul, je vous en prie, j’ai un avion à cinq heures. Il faut que je rentre à Boston, je vous en prie, on ne peut pas trouver une solution ? »
Sa voix prend un ton enjôleur, et l’impression de panique désespérée qu’il dégage est aggravée par son allure mal fagotée – pull en polyester marron, pantalon marron. Un homme au bout du rouleau, dans des habits au bout du rouleau. Abdul parle dans le micro :
« Qu’est-ce que j’y peux ? La personne censée signer n’est pas là. C’est pour ça que je vous ai dit de revenir à trois heures.
– Écoutez, regardez, voilà mon billet. Non mais regardez, Abdul. C’est marqué cinq heures. Je ne peux pas rater mon avion. Je ne peux vraiment pas. »
L’homme continue de supplier, en glissant un papier sous la vitre. Abdul regarde le billet d’avion avec une réticence ostentatoire puis, exaspéré, parle d’une voix sourde dans le micro :
« Qu’est-ce que j’y peux ? Je vous l’ai dit, la personne n’est pas là ! Allez, s’il vous plaît, retournez vous asseoir. Je vais voir ce qu’on peut faire. Mais je ne promets rien. »
L’homme s’esquive, et aussitôt plusieurs autres se lèvent d’un bond et jouent des coudes devant le guichet, formulaire à la main.
« Je vous en prie, moi aussi j’ai besoin de mon passeport d’urgence. Par pitié, mettez mon formulaire à côté du sien. »
Abdul les ignore et appelle le numéro suivant. Certains continuent de faire les cent pas devant le guichet. D’autres regagnent leur place. L’un d’eux, un jeune homme portant une casquette bleu ciel, ne cesse de se frotter l’œil. Un homme âgé, installé quelques rangées devant moi, enfouit la tête dans ses mains et dit à voix haute, sans s’adresser à personne :
« Ce devrait être source de joie. Vous comprenez ? Rentrer au pays, ce devrait être source de joie. »
Un autre homme, assis à ma droite, remplit des formulaires pour ses enfants. Il m’apprend qu’il vient de faire renouveler son passeport. Je lui demande combien de temps ça a pris.
« Eh bien, normalement, c’est quatre semaines.
– Quatre semaines ? Je pars dans moins de trois semaines. Et sur le site du consulat, ils disent que pour faire un passeport il suffit d’une semaine.
– Normalement, oui. Mais en fait, non. Ou plutôt, si, mais à condition de payer le tarif pour “accélérer” la procédure. Un mandat de cinquante-cinq dollars.
– Ils n’en parlent pas sur le site.
– Bien sûr que non. Mais c’est ce que j’ai fait, ce que j’ai dû faire. Et je l’ai eu en une semaine. Évidemment, ces frais d’accélération, ça n’a rien d’officiel. Vous savez, ce sont des escrocs, ces gens. Ils prennent le mandat sans vous donner de reçu, ils le déposent sur le compte et ils retirent la somme en liquide. Et ça va dans leur poche. »
Et d’une main preste, il fait le geste d’ouvrir un tiroir. Voilà bien ce que je redoutais : une confrontation directe avec la corruption. Dans mon esprit, je me suis entraîné à réagir à une telle confrontation à l’aéroport de Lagos. Mais en plein New York, me voir insolemment réclamer un pot-de-vin, c’est un choc auquel je n’étais guère préparé.
« Eh bien, moi, j’exigerai un reçu.
– Holà, mon garçon, pourquoi compliquer les choses ? Ils prendront quand même votre argent, et ensuite ils vous puniront en tardant à faire le passeport. C’est ça que vous voulez ? Qu’est-ce que vous préférez, affirmer vos principes ou avoir votre passeport ? »
Certes. Mais n’est-ce pas ce genre de complicité tacite qui a plongé notre pays dans le malheur ? La question pèse sur le silence qui s’instaure entre nous. Ce n’est qu’à onze heures passées qu’on appelle enfin mon numéro. Les choses se passent exactement comme il me les a décrites. Des frais d’accélération de procédure de cinquante-cinq dollars viennent s’ajouter aux quatre-vingt-cinq dollars que coûte le passeport proprement dit. Le règlement doit s’effectuer en deux mandats séparés. Pour la deuxième fois de la matinée, je dois quitter l’immeuble pour aller racheter un mandat. Je marche d’un pas vif, et je suis épuisé quand je reviens enfin, à midi moins le quart, soit un quart d’heure avant la fermeture du guichet. Cette fois, je ne prends pas de ticket. Je fonce directement au guichet déposer mon formulaire et les deux mandats. Abdul me dit de venir récupérer mon passeport dans une semaine. Il ne me donne de reçu que pour le premier mandat. Je le prends sans un mot, le plie et le glisse dans ma poche. À la sortie, à côté des ascenseurs, un écriteau à moitié déchiré proclame : « Aidez-nous à combattre la corruption. Si un employé du consulat vous demande un pot-de-vin ou un pourboire, veuillez nous en informer. »
Cet avis ne mentionne aucun numéro de téléphone ni adresse électronique. Autrement dit, je ne peux en aviser le consulat que via Abdul ou l’un de ses collègues. Et il est peu probable qu’ils soient les seuls à se remplir les poches. Trente ou trente-cinq dollars des « frais d’accélération » terminent sûrement dans celles d’un supérieur hiérarchique. En sortant, je surprends l’expression d’Abdul. Il prend un air concentré, au service du public. Tout cela n’est qu’une parodie, recouverte (« Pas de règlement en espèces ») d’un vernis respectable.