Le soir de mon arrivée, j’ai pris une chambre à l’Hôtel Mercure Bristol. J’ai ouvert les fenêtres sur une mer de ténèbres d’où rien ne se détachait, mais je savais que dans cette nuit noire se dressait le Daubenhorn. Je me suis fait couler un bain chaud et m’y suis plongé jusqu’au cou, avec ma vieille édition de poche des Chroniques d’un enfant du pays. De mon ordinateur portable émanait le son aigrelet de Bessie Smith chantant « I’m Wild About That Thing »: « Ne te retiens pas, chéri, quand je gémis/ Donne-moi tout ce que tu as, sinon je vais en crever. » Un blues salace, mais qui excelle à simuler l’ingénuité: après tout, ce « truc qui la rend folle », ça pourrait très bien être un trombone… Et c’est dans mon bain, avec les mots de Baldwin et la voix de Bessie, que j’ai vécu un instant de dédoublement: j’étais à Leukerbad, et cette voix de femme franchissait les années me séparant de 1929; et je suis noir comme cet homme; et je suis mince comme lui; et j’ai aussi la dent du bonheur; et je ne suis pas spécialement grand (allez, disons-le: je suis petit); et je suis impassible à l’écrit et exalté dans la vie, sauf quand c’est l’inverse; adolescent, je fus un prosélyte fervent (Baldwin: « Rien de ce qui a pu m’arriver depuis n’a égalé la puissance et la gloire que j’éprouvais parfois au milieu d’un sermon quand je savais que vraiment, d’une façon ou d’une autre, par quelque miracle, je transmettais véritablement, comme ils disaient, « la Parole », quand l’Église et moi ne faisions qu’un. »), jusqu’à ce que, moi aussi, je m’éloigne de l’Église; et je considère New York comme mon chez moi même quand je n’y vis pas; et je me sens en tous lieux, de New York à la Suisse profonde, le dépositaire d’un corps noir, et je dois trouver le langage adapté à tout ce que cela signifie pour moi et pour les gens qui me regardent. L’espace d’un instant, l’ancêtre avait pris possession de son descendant. Ce fut un moment d’identification absolue. Et les jours suivants, dans ce village suisse, ce moment continua de me guider.
Teju Cole, « Corps noir »