Chapitre I
Le vol spatial prend son essor à la fin de la Seconde Guerre mondiale grâce aux avancées allemandes dans le domaine des fusées.
Tout a commencé le jour où Pablo Schötz a ouvert un tiroir en quête de punaises et qu’il est tombé sur une clé dont l’étrangeté lui a sauté aux yeux. Non, se dit-il, je ne l’ai jamais vue, et au lieu de saisir la boîte de punaises, il s’en est emparé et l’a examinée attentivement avant de l’introduire sans conviction dans deux ou trois serrures. Non, décidément, elle ne correspondait à aucune nécessité actuelle. Peut-être l’avait-il trouvée en débarrassant l’appartement de sa mère, quelques années auparavant, avant de la glisser distraitement dans ce tiroir ? De petites énigmes de cette nature jalonnent nos existences et ne retiennent pas notre attention plus de quelques secondes, éventuellement quelques minutes. Mais il arrive parfois qu’au lieu d’effleurer notre regard et notre esprit, une énigme du genre de cette clé sans serrure nous harponne et ne nous lâche plus, et nous absorbe plus que de raison dans son mystère d’objet abandonné dans un tiroir.
La découverte de cette clé a conduit Pablo Schötz à se lancer dans une recherche systématique, autrement dit à remonter le cours de son existence, de domicile en domicile, chronologiquement, jusqu’à trouver la serrure correspondante. Peut-être fait-il semblant de chercher la serrure pour mieux remplir le grenier de sa mémoire. En tout cas il marche en quête de trous dans son passé, trou de serrure, trou de mémoire, il tâte la clé tapie dans les profondeurs d’une poche. Il marche en direction du premier domicile, un trou noir, celui dont il est sorti un jour, ou plutôt un soir, fruit des amours clandestins de sa mère et de l’ancien propriétaire des lieux. Il dira Bonjour, j’ai vécu ici avant vous, c’était chez moi avant d’être chez vous, bonjour, si nous parlions un peu !. Les habitants d’aujourd’hui feront récit à l’habitant d’hier, quoi qu’ils disent et même quoi qu’ils taisent. Les lieux parlent. Ce sera un récit d’aujourd’hui sur un récit d’hier, la trame même de l’histoire depuis que le monde existe.
Le vertige de Schötz est dans sa tête comme la clé plongée dans les profondeurs d’une poche. Trouvera-t-il la serrure faisant défaut à sa mémoire ? Il aimerait aller là où il vivait sans négliger des données comme la configuration d’un appartement, la largeur d’un couloir ou encore le crépi d’un mur.
(…)
Chapitre II
Lancé le 4 octobre 1957 par l’URSS, Spoutnik 1 est le premier engin placé en orbite autour de la Terre. Il marque le début de l’ère spatiale.
Premières luttes, premières victoires, premières défaites. Premières peurs. Première bonne amie. Premières bagarres. Premiers baisers. La valse des Jos, d’abord Josette et plus tard Josiane et finalement Joséphine. C’était bon la première enfance, tout dans l’instant, le jeu, les copains, loin du monde des grands idéalisé et rassurant – on verrait plus tard pour leur ressembler, au-delà de l’éternité. Et quelle confiance ! Confiance en lui en dépit de. Le petit Schötz sentait confusément l’intrigue nouée en lui, dans sa chair, mais ne pouvait imaginer autre chose que le savoir, la solidité, l’amour de ses parents. Nebel vivait enfoui en lui et évident, enfui et inimaginable, M. Euh Un Peu, sans parler de Maman qui s’y frottait encore lors de rendez-vous clandestins, sa nostalgie de la maison d’avant, du lac, de la décontraction des bourgeois qu’elle ne retrouvait pas dans la bonhomie populaire de la ville du Haut où ils s’étaient installé dans un quatre pièces pour se rapprocher du lieu de travail du père et disposer de davantage d’espace que dans le nid d’aigle de leur premier domicile conjugal. Nebel était une plaie suintante sous une croûte aussi souple qu’une peau. Les apparences étaient sauves.
Il y avait Maman et Papa quoi qu’il en soit et quand il devint clair qu’entre eux tout allait de travers, l’enfant trouva la force de croire que tout allait s’arranger. Il aurait tout misé sur l’harmonie conjugale entre ses parents, contre tout bon sens, les enfants n’ont aucun bon sens, la vie aurait dû correspondre à une image d’Epinal malgré les ombres du mensonge et le sentiment d’étrangeté que lui inspirait son père. Papa ne ressemblait pas à papa ainsi qu’en témoignait la stupeur épidermique qu’ils éprouvaient l’un et l’autre, le père voyant bientôt clairement dans son fils cadet un avatar du vieux prince charmant de sa femme – mais c’était papa.
On ne se débarrasse pas de l’enfance, on aimerait toujours baigner dans cet horizon immense, ce temps si vaste, mais il se perd dans cette éternité et on ne le retrouve pas en revenant sur ses pas. Schötz marche vers l’adresse où il a passé les dix premières années de son existence. Il foule le sol de ses premiers pas, longe le trottoir sur lequel un petit garçon poussait sur les pédales de son tricycle. Ce petit garçon n’existe plus, c’était lui, Schötz, on ne le verra pas aujourd’hui reprendre ses anciennes chevauchées sur son tricycle, même adapté à sa taille adulte, les gens diraient Regardez-moi ce grand fou, ce cinglé sur son tricycle sur mesure ! Et tandis qu’il marche dans cette rue où il a tant joué, aujourd’hui quasi déserte, sans jeux, sans cris, sans bagarres, Schötz revoit avec une précision confondante la vieille photo de lui sur son tricycle. Ici même où marche le grand Schötz, quasi vieux Schötz, n’est-ce pas étonnant, oui, étonnant, comme la banalité même et son invisible dédale en chacun de nous ?
Une vieille image lui apparaît avec netteté. Assis sur son tricycle, le petit Schötz fixe l’objectif, bien conscient, dirait-on, qu’il pose pour la postérité. Il esquisse un sourire. De petites lunettes cerclent son regard, il a un visage plein avec deux petites joues rondes et un front haut barré par une mèche blonde. Sa tête est ceinte d’un bonnet de laine (rouge, se rappelle-t-il, bien que l’image soit en noir et blanc) en forme de casquette dont les larges attaches lui couvrent les oreilles avant de s’amincir en un cordon qui se boutonne sous le menton. C’est la fin de l’hiver, trottoir noir et luisant, de la neige colle aux roues, au bord des pédales. Le petit Schötz penche légèrement le buste sur la gauche, ses mains gantées de laine posées sur le guidon. Il porte une veste imperméable à fermeture Eclair non tirée jusqu’en haut laissant apparaître un pull dans l’échancrure et la peau tendre du cou. Les pieds sont posés bien à plat sur le trottoir, dans des bottes noires en caoutchouc assez larges pour contenir deux bons tiers de canons de pantalons également noirs sous les genoux. On sent que le petit Schötz brûle de reprendre les pédales. A l’arrière-plan, une bande de neige lourde, et, au pied de l’immeuble, un soupirail protégé par un grillage. Ainsi posait le petit Schötz, ainsi se voit-il quelques décennies plus tard en train de longer le même trottoir, tripotant une clé au fond d’une poche. Une clé qui débloquerait la serrure entre ces deux moments, et, par magie, rassemblerait le petit garçon et l’homme mûr en train de se demander si ce petit garçon a vraiment existé ?
Bien sûr qu’il a existé, sinon comment saurait-il qu’il vivait ici, comment ferait-il pour ressentir à ce point la permanence des lieux et l’inconsistance de sa propre vie ? Et même l’inconsistance de tout souffle et de toute chose. Le nom de la rue a changé, ou plutôt de la portion de rue inscrite dans le prolongement de la rue du Parc soudain interrompue par un champ longtemps vierge dans lequel une usine et plus tard un grand magasin avaient été construits. Les numéros situés dans le prolongement, au-delà du champ, constituaient un casse-tête pour les représentants de commerce qui n’arrivaient jamais, ou trop tard, à la fin de la rue du Parc. Cette portion de rue a été rebaptisée rue des Bouleaux, nom justifié par la présence de quelques-uns de ces arbres aux troncs blanchâtres qui donnent parfois l’impression de peler comme les gens à la peau trop sèche. Il y en avait deux autrefois, entre les deux maisons où une surface herbeuse, aujourd’hui remplacée par un garage collectif, servait de terrain de jeu. Les lieux où Schötz avait vécu ses premières années n’avaient que peu changé, mais l’adresse n’existait plus.
Et les habitants de ce temps-là, se demande-t-il en longeant le trottoir des chevauchées en tricycle, que sont-ils devenus ? Une nuée de visages et de silhouettes s’élève dans sa mémoire, des enfants de tous âges probablement méconnaissables ou même disparus. Disparus, comme son père depuis quelques jours. Sa VW Coccinelle noire au bord du trottoir. NE 5947. Des objets se gravent dans la mémoire, des chiffres, avec la force d’un totem. L’adresse disparue : Parc 223. Des visages aussi, des regards, de manière plus floue, s’insinuent au point d’être plus présents que jamais. Des expressions. Des voix. Et d’autres fois pas grand-chose, à vrai dire, alors qu’il allonge le pas, dépasse en imagination sa lointaine incarnation en petit garçon fonçant sur son tricycle. Il voit encore des losanges sur un pull de son frère Otto et un pli enfantin dans le cou de Josiane, la fille d’en face dont il était amoureux et qu’il observait derrière une petite fenêtre, juché sur un banc… Autre temps. Autres gens. Autre monde. D’ailleurs, ils ont aussi changé la porte, constate-t-il en la poussant, ce n’est pas la même que celle de son enfance, pareillement vitrée, certes, mais une boule ronde argentée a remplacé un poussoir fait d’une barre noire tirant une diagonale sur la vitre. Hormis ce détail… pour le reste… Schötz se retrouve dans le même escalier et chavire dans l’enfance d’après le tricycle. Il rentre tout juste de l’école. Mêmes marches de grès piquées de petites taches noires, et, incrusté au centre de la marche, un caoutchouc de couleur verte. Assez étroit, l’escalier est tracé sur les côtés par une double rangée de carreaux noirs et à droite d’une rampe constituée d’un muret surmonté d’un tablard en bois. C’était une maison neuve lorsque ses parents y avaient emménagé avec leurs deux enfants en 1951.
Toujours les mêmes caoutchoucs au milieu des marches. Un demi-siècle de pas, d’allers et venues, de récurages. Increvable caoutchouc. Il y a quelque chose d’insultant dans le fait qu’une chose aussi laide et insignifiante survive aisément à tous les êtres humains qui l’écrasent sous leurs pas. Qualité suisse ? Parlant des maris d’alors en train de récurer, Maman disait toujours Un comme ça, moi, j’en voudrais pas, pas des hommes, des pattes à relaver, je préfère encore le mien avec tous ses défauts ! Petit Schötz en déduisait que papa était un homme, lui, un vrai, qualité suisse, et que tous ces petits fonctionnaires dévoués à leurs épouses ne valaient pas pipette. Il les considérait à travers le regard de sa mère comme des antimodèles. Il valait mieux tromper sa femme, Maman s’en plaignait pourtant amèrement, que d’être fidèle et de récurer les corridors. Maman ne percevait nullement ces époux récurant en pionniers de l’émancipation féminine et de l’égalité, mais en types réduits à l’esclavage par des matrones. Pour petit Schötz, un homme ne devait par conséquent jamais s’abaisser à de telles tâches et il ne pouvait s’empêcher d’éprouver du mépris chaque fois qu’il croisait une de ces « pattes à relaver » à genoux dans l’escalier.