I
J’ai mal aux branches. Il suffit parfois d’un arbre sur mon chemin, un bon gros chêne respirant à l’aise. C’est un mal sournois et assez ridicule, pas de quoi se tordre de douleur, un bouillonnement de sève qui ne parvient pas à se répandre tranquillement dans les veines comme il faudrait. Moi, j’ai l’impression que je tiens debout par miracle et que je ne suis qu’une illusion d’homme, une image construite dans le sable, la poussière des jours, sans autres racines que ma volonté et mon plaisir d’exister. J’entends d’ici les commentaires: parfait, le rêve de tout le monde! Et tellement plus léger que les lourds atavismes! Naturellement, je suis à certains égards privilégié, bien que je me sois tapé la tête jusqu’au sang dans des miroirs à force de ne pas m’y reconnaître. Ah, si l’on pouvait dépasser les écueils du destin aussi aisément que sur l’autoroute! Un petit coup d’accélérateur et adieu aux histoires tirées comme des boulets, aux relations tordues, aux souvenirs cuisants, aux silences étourdissants. Le passé serait dépassé, rien qu’un point dans le rétroviseur, bientôt invisible et inconsistant. J’avance à cent à l’heure vers le cimetière. Respecter mon programme. Parvenir enfin à sa dernière demeure. Est-ce fatigue d’avoir si longtemps remué des ombres, lassitude de ce lent arrachement pour trouver en moi-même, sans l’aide de personne, un père à jamais inconnaissable? J’estime que je me suis posé de sottes questions et que ce long chemin de mon père biologique virtuel à mon père biologique enterré ne valait peut-être pas tout le mal que je me suis donné pour y voir clair dans mes origines. Mais c’était un chemin inévitable. Impossible d’y couper. On veut toujours savoir d’où l’on est issu. Il n’est pas confortable d’être un fils du lendemain, mais sans l’amnésie ou le mensonge maternels qui me remplissent encore d’indignation, sans mes turpitudes identitaires, peut-être serais-je moins vivant que si j’avais grandi tout de suite et sans le moindre doute sur le bon perchoir. Je me suis façonné dans le malaise et le mystère de ma naissance, le sentiment d’aversion que m’inspire ma mère et d’étrangeté très tôt éprouvé pour son ex-mari mon père, j’ai démêlé les non dits et les mensonges, forcé le chemin de la vérité. Je sais que c’est dérisoire, mais je connais enfin le nom de mon père, son nom, presque rien de plus, parce qu’il est mort depuis longtemps, s’est toujours entouré de mystère et que la seule personne qui pourrait m’en dire plus ne veut pas m’ouvrir sa porte. Elle a peur. A chacun ses peurs. Je ne lui ferai pas une cour effrénée pour qu’elle ouvre enfin sa porte et son album et je ne pénétrerai pas chez elle par effraction. Les enfants du lendemain n’ont aucun droit à connaître la personnalité de leur géniteur et ses proches soudain surgis du néant n’ont aucune obligation de satisfaire leur désir de voir des photographies. Mais personne ne peut m’interdire d’aller me pencher sur sa tombe vers laquelle je roule à vive allure, bien que ce voyage me laisse perplexe et d’avance insatisfait, car j’aurais eu deux ou trois mots à lui dire.
Bien sûr, je peux vivre sans savoir ce que sa nièce, ma cousine Germaine, aurait pu ajouter à ce qu’elle m’a raconté au téléphone, la première fois, avant qu’elle prenne peur avec son mari. Un homme gentil et séduisant, a-t-elle glissé, moi tout craché ?… Il ne m’est pas indispensable de savoir s’il a beaucoup voyagé ni de connaître sa philosophie de l’existence. D’ailleurs, je le connais. Il lui arrive de me parler. Mais ce mort qui parle en moi n’est sûrement pas l’homme qui parlait de son vivant. Bref, j’ai fait le tour de la question. Impossible d’aller plus loin. Cette histoire va prendre fin au cimetière, comme toutes les histoires. J’en serai débarrassé et je pourrai enfin m’occuper sérieusement d’autre chose. Celui qui est né de travers ne peut parler de travers. Il cherche à poser sa voix avec une ardeur proportionnelle à la profondeur de son trouble. Il voudrait marcher droit et rectifier son illisible trajectoire sans trouver le sol indispensable aux maîtres tirs. Son pas tremble toujours un peu car il n’est sûr de rien, en tout cas pas de lui. Cela ne tient pas sous ses pieds, il vacille, et s’il parvient quand même à se camper sur ses jambes, la sensation l’envahit d’un terreau truqué de papier mâché, d’un leurre sous lequel tout sonne creux. Celui qui est né de travers se sent singe, fils-singe, et se retient parfois au milieu d’une phrase de ne pas pousser des cris de singe. Il trouve ses racines dans les grimaces et les facéties des plus lointains ancêtres et rôde volontiers autour de leurs cages.
J’ai eu longtemps la sensation de transpirer l’angoisse d’un autre. Il n’a d’ailleurs pas fini de vivre en moi et se manifeste de mille manières plus ou moins simiesques, ce qui ne veut pas dire que mon père naturel n’était pas un homme distingué. Au moment de s’endormir, le fils du lendemain se tient par exemple allongé dans son lit et savoure l’animale satisfaction d’être en vie quand l’autre s’immisce en lui, prend ses aises et déploie sa présence dans les fibres les plus intimes de l’homme assoupi, encore troublé, malgré les années, par le constat que sa manière de plier la jambe n’est pas vraiment sienne, ni sa façon de se toucher le ventre pour se rassurer. Il tourne alors son visage vers le miroir appuyé contre le mur, au bord du lit, et même ce visage ne lui appartient pas, participe de l’intrigue nouée en son être, et il fixe l’image de son visage enfoncé dans les coussins jusqu’à n’y plus percevoir que le reflet d’un étranger. Alors je me sens abandonné, chair oubliée d’un esprit vagabond. Juste l’énigme de mon visage et le poids de mon corps, suspendu à la vie comme un habit oublié sur un cintre, orphelin captif d’un ancien mensonge. La salive perle aux commissures que je ravale comme celle de mon père, avec le même dégoût que si c’était de la bave de crapaud. Il affleure sous ma peau et que faire sinon l’accueillir sous peine de devenir fou ? Sensations trop fortes pour y opposer ma raison. Je te parle, disait le singe en moi, mieux vaut m’accepter et te perdre en moi si tu ne veux pas dépérir à force de lutter et dis toi que je n’existe pas je t’ai légué un autre père en souvenir de moi sachant bien que la vérité finirait par t’envahir car c’est en toi que je survis, tu n’y peux rien.
C’est lui, Auguste Daniel Nebel, dont je possède trois minuscules photos aux bords dentelés du temps qu’il frétillait encore entre les jambes de ma mère.