Starlight s’assit sur les talons et les regarda courir. Dans le rayon de lune, ils apparaissaient tels des éclats d’ombres entre les arbres. Cette façon de se déplacer à grandes enjambées, de se baisser. Lorsqu’ils arrivèrent dans la clairière, le leader se tapit, avançant lentement, les oreilles rabaissées sur le crâne, le nez tout près du sol. Le reste de la meute demeura à l’abri des arbres. Le plus gros tourna la tête, puis releva le museau, renifla l’air et, pendant un instant, fixa des yeux l’homme sur les rochers, ensuite il baissa la tête comme s’il la hochait et progressa à pas feutrés à découvert. Les autres loups se déversèrent de l’ombre et l’entourèrent. Dans l’attente. Starlight discerna dans le bleu luminescent de la lune les nuages de vapeur que libérait leur souffle. Ils s’assirent sur leur arrière-train, langues pendantes comme des chiens, et quand ils faisaient jouer leurs mâchoires, il entendait le claquement de leurs langues contre leurs canines, aiguisées et cruelles, ainsi que le geignement et le gémissement des paroles des loups. Le mâle alpha était assis comme une pierre, les yeux attentivement fixés sur les rochers. Starlight sentait les muscles de ses cuisses s’échauffer, mais il tint la pose, ne quittant pas du regard l’ombre massive du loup dans la clairière. Starlight respirait par la bouche. Le grand loup releva la tête et la fit pivoter pour renifler le vent ; quand il fut satisfait, il s’immobilisa et Starlight fut impressionné par sa taille. Le loup marcha lentement devant les rochers et les autres le suivirent ; quand il se mit à trottiner, ils lui emboîtèrent le pas en silence. Starlight attendit que le dernier eût disparu, alors il sortit des rochers et commença à courir derrière eux.
Il courait avec aisance. Comme un loup. Il se courba davantage vers le sol et progressa à grandes enjambées, ses pieds effleurant sans un bruit les broussailles basses et quand il trouva l’allure de la meute, il obliqua vers les arbres et prit un chemin parallèle au leur, les gardant à sa droite tout en évitant sans peine les pins et les sapins, sa vision nocturne avivée par l’habitude. Il courait à leur rythme, aussi alerte qu’eux après les premiers trois cents mètres.
Ils grimpèrent sur le versant d’une crête et il entendait la poussée de leurs pattes arrière labourer l’escarpement ; il suivit les éboulis tout au long du raide dévers. C’était une montée difficile, mais il la gravit en courant. Lorsqu’il franchit le sommet, il les vit rassemblés au milieu des arbres. Le grand mâle se retourna pour regarder par-dessus son épaule. Starlight vit le chatoiement de ses yeux et se sentit pétrifié par ce regard. Il s’arrêta et demeura debout, en pleine lumière, dos à la paroi. Le ciel vide derrière lui. Le clair de lune. Il n’avait nulle part où aller, il resta donc là, respira, attendit et observa le loup qui gardait les yeux fixés sur lui, ouvrait la gueule, laissait pendre sa langue et soufflait si fort qu’un instant Starlight eut l’impression qu’il riait, puis il tourna la tête et examina les arbres sur le replat. Les autres étaient patiemment assis. Aucun ne se retourna. Le leader se releva lentement, fit le dos rond, s’étira, et les autres l’imitèrent. Ensuite, ils démarrèrent. De concert. Il s’émerveilla devant cette capacité à communiquer par la pensée, leur langage imperceptible, façonné par le pouvoir de l’intention ; quand ils se furent éloignés d’une vingtaine de mètres, il repartit à grandes enjambées et les suivit.
Le paysage défilait, sans effort, au milieu de la forêt de conifères sur la crête, et sa course n’était pas entravée par les broussailles. À la place, il y avait quelques houx, des spécimens de jonc des montagnes, ici et là les formes inertes des arbres tombés, des troncs pourrissants au-dessus desquels il sautait d’un bond tout en conservant l’allure tranquille des loups en maraude.
Il ne portait rien qu’un petit sac dans le dos. Il n’avait pas de gants malgré le froid et ses vêtements étaient lâches et chauds. Ses chaussures étaient façonnées à partir de peau d’orignal et lacées serrées. Leurs semelles étaient faites d’épais morceaux de feutre et il sentait les moindres aspérités et irrégularités du territoire qu’il traversait ; les traces qu’il laissait n’étaient que de simples ébauches. La fonction de ses chaussures était d’envelopper ses pieds, si bien qu’il avait la sensation d’être pieds nus tout en étant protégé. Elles lui permettaient de courir sans bruit. Ses cheveux étaient courts, très ras, une coupe sévère de type militaire. Il ne risquait pas de s’attraper ou de s’accrocher à quoi que ce soit, même les jambes de son pantalon étaient soigneusement enfilées dans le haut de ses chaussures et ses manches boutonnées serrées autour de ses poignets. Il courait parallèlement aux loups sans faire le moindre bruit.
Soudain, ils obliquèrent brusquement et se propulsèrent en décrivant des zigzags étroits pour gravir un à-pic presque dépourvu d’arbres et parsemé de pierres et de rochers de la taille d’un panier à linge, de sorte qu’il dut s’agripper et se cramponner à des arbrisseaux pour se hisser vers le sommet tout en courant. Il suivait leur chemin. Ses poumons lui faisaient mal et les muscles de ses mollets protestaient, ses cuisses et ses fesses brûlaient sous l’effort, mais il continua. L’aride mur rocheux était à quelques pouces de son visage et il sentait l’odeur du lichen sur les pierres. Sèche. Poussiéreuse. Presque métallique. Il mit ses pieds en biais afin d’avoir une meilleure prise sur la paroi et lutta plus fort contre la gravité qu’il sentait peser sur lui. Les loups franchirent le faîte et disparurent. Il prit de plus profondes inspirations et força ses muscles à travailler ; il sentait la tension dans son cou et ses épaules. Quand, tout tremblant, il finit par atteindre l’arête de la crête, il était épuisé ; il se pencha en avant, les mains sur les genoux, respira par la bouche et leva les yeux pour essayer de localiser les loups.
Ils étaient couchés sur un rocher pentu qui dépassait de l’extrémité de la saillie. Derrière eux, la lune étincelait comme un œil gigantesque. Le mâle alpha était le seul à être assis, face au disque lunaire scintillant, la tête légèrement relevée, semblable à un enfant empli d’émerveillement. Starlight reprit son souffle rapidement et se releva de toute sa hauteur. Le loup tourna la tête. Ils s’observèrent : l’homme se sentit percé à jour, vu dans son intégrité ; il n’y avait pas de peur en lui, seulement du calme, le même que dans le regard résolu du meneur de la meute. Le loup se dressa. Il balayait du regard l’ensemble du tapis des cieux moucheté d’étoiles et Starlight suivit ses yeux. L’univers, profond et éternel, était suspendu au-dessus d’eux : solennel et franc comme une prière.
Le loup se rassit et sembla étudier le panorama. Puis il souleva son nez et lança un hurlement glaçant face à la lune et aux étoiles éparpillées autour. C’était un cri aigu et perçant qui amena tous les autres à s’asseoir, les yeux rivés sur le grand disque argenté. Starlight fit glisser le sac de son dos, en sortit un appareil photo et un téléobjectif, qu’il s’empressa de visser sur le boîtier. Il se dégagea sur le côté de façon à voir les loups de profil. Ils restèrent parfaitement immobiles. La douzaine qu’ils étaient, comme des condisciples réunis devant un sanctuaire. Il s’agenouilla, fit le point sur le leader, respira, doigt sur le bouton de l’obturateur. Il avait cadré sur la face grêlée de la lune et la tête du loup dominant. Quand celui-ci releva le museau Starlight ajusta la mise au point, et quand il ouvrit sa gueule pour hurler, il le laissa japper les premières syllabes, puis appuya sur le déclencheur en cet instant rare et singulier. Les loups se retournèrent au bruit émis par l’appareil. Ils étudièrent Starlight. Il les surprit dans le viseur avec la pleine lune en arrière-plan et fit une autre photo. Ils l’observèrent. Puis ils tournèrent de nouveau leur attention vers les cieux et se mirent à hurler. Il le ressentit dans sa colonne vertébrale. Il le ressentit dans son ventre. Il démonta l’appareil et le remit dans le sac qu’il rejeta sur son dos avant de faire demi-tour et de longer à nouveau la lèvre de la crête, puis de redescendre sans se retourner. Leur hurlement, ancien, puissant. Les loups suivirent Starlight jusqu’au plus profond de la nuit.