Je n’étais pas là le jour où le premier cheval indien est arrivé jusqu’à notre peuple, mais j’ai entendu cette histoire tant de fois quand j’étais enfant qu’elle est devenue réelle pour moi.
Les Ojibwés n’étaient pas un peuple du cheval. Notre pays existait à l’état sauvage : lacs, rivières, tourbières et marécages entourés de citadelles de forêt, de pierre et du tissage labyrinthique de la nature. Nul besoin de cartes pour le comprendre. Nous étions le peuple des manitous. Les êtres qui partageaient notre temps et notre espace étaient le lynx, le loup, le glouton, l’ours, la grue, l’aigle, l’esturgeon, le chevreuil et l’orignal. Le cheval était un chien-esprit fait pour courir dans des espaces dégagés. Il n’y avait pas de mot pour le désigner dans notre ancienne langue jusqu’à ce que mon arrière-grand-père en rapporte un du Manitoba.
Quand le soleil était chaud et que le chant du vent s’entendait dans le bruissement des arbres, notre peuple disait que les Maymaygwayseeuk, les esprits des eaux, étaient sortis danser. C’était une journée comme ça. Étincelante. Les yeux des esprits se reflétant dans l’eau.
Un jour de la fin de l’hiver, mon arrière-grand-père s’en était allé dans la morsure du vent du Nord, en direction de l’ouest, vers le pays de nos cousins, les Ojibwés des plaines. Il s’appelait Shabogeesick. Ciel oblique. Il était chaman et trappeur, et parce qu’il passait beaucoup de temps dans la nature, elle lui révélait des choses, elle lui parlait des mystères et des enseignements. Les gens disaient qu’il avait le pouvoir télépathique, ce don exceptionnel que possédaient nos premiers maîtres. C’était une puissante médecine permettant de partager des enseignements vitaux entre peuples séparés par des distances colossales. Shabogeesick fut l’un des derniers à revendiquer l’énergie de sa science, avant que l’histoire ne la piétine. Un jour, la nature l’avait appelé et il s’était éloigné sans souffler mot à qui que ce soit. Personne ne s’inquiéta. C’était une chose qu’il faisait tout le temps.
Mais par cette après-midi de la fin du printemps, lorsque, revenant de l’est, il sortit du bois, il tirait, au bout d’un licol en corde, un étrange animal noir. Notre peuple n’avait jamais vu une telle créature et les gens avaient peur. C’était un animal gigantesque. Aussi gros qu’un orignal, mais sans le panache, et le son de ses sabots sur le sol rappelait le roulement du tambour — tel un grand vent qui s’engouffre dans la crevasse d’un rocher. Les gens reculèrent en le voyant.
« Quelle espèce d’être est-ce donc ? demandèrent-ils. Est-ce qu’on le mange ?
— Comment se fait-il qu’il marche aux côtés d’un homme ? Est-ce un chien ? Est-ce un grand-père égaré ? »
Le peuple se posait de nombreuses questions. Personne ne voulait approcher l’animal, et quand il inclina la tête pour commencer à brouter l’herbe, ils en eurent le souffle coupé.
« On dirait un chevreuil.
— Est-il aussi doux qu’un Waywashkeezhee ? »
— On l’appelle cheval, leur dit Shabogeesick. Dans le pays de nos cousins on l’utilise pour voyager sur de longues distances, pour porter des charges trop lourdes pour les hommes, pour prévenir de la présence des Zhaunagush avant qu’on puisse les voir. »
« Cheval », dirent-ils tous à l’unisson. Le grand animal releva la tête et hennit, ce qui les effraya.
« Se moque-t-il de nous ? demandèrent-ils.
— Il se présente, dit Shabogeesick. Il vient apporter d’importants enseignements. »
Il était revenu en train avec l’animal et avait parcouru à pied les trente miles séparant notre camp, au bord de la rivière Winnipeg, de la gare. C’était un percheron. Un cheval de trait. Une bête de somme, et Shabogeesick montra à tous comment lui mettre un licol, comment l’harnacher avec des brides faites de racines de cèdre cousues et de cordes du poste de traite, afin qu’il puisse tirer les carcasses d’orignal et d’ours sur des miles depuis la forêt. Les enfants apprirent à monter sur son large dos. Le cheval tirait les traîneaux des personnes âgées sur les épaisses neiges de l’hiver ; il permettait aux hommes de couper des arbres et de traîner les billots jusqu’à la rivière où ils les faisaient flotter jusqu’au moulin à scie et à papier pour gagner un peu d’argent. Le cheval était un véritable cadeau et le peuple l’appela Kitchi-Animoosh. Grand Chien.
Puis un jour, Shabogeesick rassembla tout le monde en cercle sur les rochers d’enseignement, là où les Anciens avaient dessiné des histoires sur la pierre. Le peuple n’était rassemblé sur ces pierres sacrées que lorsque quelque chose de vital devait être discuté. Aujourd’hui, personne ne sait où se situe ce lieu. De toutes les choses qui allaient disparaître au cours des changements à venir, le chemin menant à ce lieu sacré fut peut-être la perte la plus douloureuse. Shabogeesick avait amené Kitchi-Animoosh, Cheval, qui broutait les succulentes feuilles des trembles pendant que l’arrière-grand-père parlait.
« La première fois que le cheval s’adressa à moi, je ne compris pas le message, leur dit Shabogeesick. Je n’avais jamais entendu cette voix auparavant. Mais nos cousins des plaines me parlèrent de la bonté de cet Être, et je jeûnai et je priai dans la hutte de sudation sacrée pendant de nombreux jours pour pouvoir apprendre à parler avec lui.
« Quand j’émergeai de la hutte de sudation, ce Cheval était là. Je traversai les plaines avec lui et le Cheval me fit don de ses enseignements.
« Un grand changement va venir. Il va venir à la vitesse de l’éclair et il va brûler nos vies. Voici ce que Cheval me dit sous la grande voûte du ciel : “Les peuples vont voir bien des choses qu’ils n’ont jamais vues avant, et je suis l’une d’elles.” C’est ce qu’il me dit.
« Quand les Zhaunagush vinrent, ils amenèrent le cheval avec eux. Notre peuple vit le Cheval comme un Être spécial. Il chercha à apprendre son pouvoir sacré. Monter ces êtres-esprits, pourchasser le vent avec eux, devinrent des signes d’honneur. Mais les Zhaunagush ne virent rien d’autre que du vol dans ce que nous avions fait, que l’attitude d’un peuple inférieur, alors ils nous appelèrent voleurs de chevaux.
« Le changement qui vient dans notre direction, viendra sous diverses formes. Sous des aspects mystérieux à nos yeux, produisant des sons agressifs à nos oreilles, selon des modes de pensée qui exploseront comme le tonnerre dans nos cœurs et nos esprits. Mais nous devons apprendre à monter chacun de ces chevaux du changement. C’est ce que le futur veut de nous, et notre survivance en dépend. C’est cela l’enseignement spirituel de Cheval. »
Notre peuple ne savait comment interpréter ce discours. Les paroles de Shabogeesick les effrayaient, mais ils lui faisaient confiance et ils en étaient arrivés à aimer Kitchi-Animoosh. Ils prirent donc bien soin de lui, le nourrirent de grains et de foin de choix, qu’ils échangeaient à la ligne de chemin de fer. Les enfants le montaient pour le maintenir en forme. Quand les hommes des traités nous découvrirent dans notre camp isolé pour nous faire signer nos noms sur les registres, ils furent surpris de voir le cheval. Quand ils demandèrent comment il était arrivé là, notre peuple désigna Shabogeesick, et ce furent les Zhaunagush qui le nommèrent Indian Horse, Cheval Indien. Depuis lors, c’est notre nom de famille.