La découverte de son identité
« Il apprit à l’âge de sept ans que son nom était Starlight. Même alors le lien qui les unissait resta lâche et ténu, et le garçon se souvenait d’avoir répété leurs deux noms à l’infini dans l’obscurité de la mansarde où il couchait. Eldon Starlight. Franklin Starlight. Chacun de quatre syllabes brutes qui ne laissaient rien apparaître. Quand il arrivait, le garçon le regardait et murmurait son nom entre ses dents, attendant de voir émerger un hameçon, un clou auquel il pourrait accrocher un contexte, mais il demeurait un étranger aux lisières de sa vie. Le vieil homme était du genre taiseux sur la question, parfois il paraissait même amer au garçon, et il ne parlait jamais très longtemps de ça. Il lui suffisait de pourvoir à ses besoins aussi bien qu’il le pouvait, ce qu’il avait réussi à faire. C’était le vieil homme qui lui avait appris à tendre des pièges, à poser une ligne de nuit pour attraper les poissons et à interpréter les traces laissées par le gibier. Le vieil homme lui avait fait don de la terre à partir du moment où il avait été capable de s’en souvenir, et il lui avait montré comment la traiter, l’honorer, disait-il, et le garçon avait senti l’importance de ces enseignements et il avait appris à les écouter et à bien les reproduire. À neuf ans, il était parti seul pour la première fois. Quatre jours. Il était revenu avec du poisson fumé et un petit chevreuil, le vieil homme lui avait donné une tape dans le dos et lui avait montré comment préparer la venaison et tanner la peau. Quand il pensait au mot père, il ne pouvait imaginer personne d’autre que le vieil homme.
Il s’assit sur la clôture et se roula une autre cigarette en regardant l’endroit où les coyotes avaient disparu. La présence fantomatique était toujours là entre les arbres. Or le garçon les sentait encore dans le halo de lumière lunaire et pendant un moment il songea aux voyages, aux dénouements, aux choses laissées derrière soi, aux questions tapies à jamais dans l’obscurité des mansardes, jamais posées, jamais résolues, et quand il eut fini sa cigarette, il l’écrasa sur la rambarde et la conserva au creux de sa main tandis qu’il retournait à l’écurie dans les toutes premières lueurs pâles de l’aube. »
L’amour de la vie sauvage
« Pour le garçon, le vrai monde c’était un espace de liberté calme et ouvert, avant qu’il apprenne à l’appeler prévisible et reconnaissable. Pour lui, c’était oublier écoles, règles, distractions et être capable de se concentrer, d’apprendre et de voir. Dire qu’il l’aimait, c’était alors un mot qui le dépassait, mais il finit par éprouver la sensation. C’était ouvrir les yeux sur un petit matin brumeux d’été pour voir le soleil comme une tache orange pâle au-dessus de la dentelure des arbres et avoir le goût d’une pluie imminente dans la bouche, sentir l’odeur du Camp Coffee, des cordes, de la poudre et des chevaux. C’était sentir la terre sous son dos quand il dormait et cette chaleureuse promesse humide qui s’élevait de tout. C’était sentir les poils se hérisser lentement à l’arrière de ton cou quand un ours se trouvait à quelques mètres dans les bois et avoir un nœud dans la gorge quand un aigle fusait soudain d’un arbre. C’était aussi la sensation de l’eau qui jaillit d’une source de montagne. Aspergée sur ton visage comme un éclair glacé. Le vieil homme lui avait fait découvrir tout cela. »
[…]
Il dut réapprendre à marcher. Le vieil homme lui montra comment se déplacer en se tapissant, ce qui était absolument infernal pour le dessus de ses cuisses. Au bout d’un demi mile, elles brûlaient et la souffrance était vive, mais il sentait ses pas devenir furtifs. Il apprit à recourber son pied vers l’intérieur quand il le posait afin d’éviter de faire craquer des brindilles ou de faire crisser le gravier. Ce qui signifiait qu’il devait marcher les pieds en dedans. Le mouvement était difficile à maîtriser et il s’y appliqua. Il partait seul jusqu’aux montagnes pour s’entraîner soir après soir jusqu’à pouvoir couvrir tout le chemin aller et retour sans faire un bruit. Il apprit la différence entre être au vent et sous le vent, et il en vint à comprendre comment le bruit était amplifié dans le monde silencieux et sombre de la forêt. Il apprit la prudence. Il apprit la patience. Il apprit la ruse. Ensemble, le vieil homme et lui suivaient à pas de loup les chevreuils, en prenant une piste parallèle et ils parcouraient des miles ainsi en se tapissant.
Furtif, c’est le mot qu’il apprit alors. Le vieil homme lui montra comment se glisser entre les arbres comme une ombre. Il lui enseigna à se déplacer avec une lenteur minutieuse, comme s’il ne bougeait pratiquement pas, si bien qu’avancer d’un centimètre paraissait prendre une année. Il apprit à s’envelopper d’ombre, à se pencher et à ramper entre les rochers et les billots, à se cacher en pleine vue. Il apprit à rester debout ou assis ou couché pendant des heures. Il pouvait ralentir sa respiration si bien que même dans la fraîcheur hivernale, l’air qu’il expirait n’était pratiquement pas visible. Il apprit à rentrer en lui-même, à devenir un tout dans son immobilité et à oublier la nature même du temps.
[…]
Le fusil devint le sien à l’âge de onze ans. Alors, il avait abattu des orignaux, des élans et des ours noirs. Il savait tous les repérer à la trace sur n’importe quel type de terrain et de territoire, et les coups qu’il tirait étaient toujours calculés, sûrs et réfléchis. Il avait appris la valeur des munitions. Il ne tirait jamais pour rien. Il pistait et patientait et attendait le bon moment jusqu’à ce que l’animal offre la cible la meilleure. Il ne se précipitait jamais. Le vieil homme lui apprit qu’une chasse était une technique. Elle s’organisait selon un ordre et un tempo que le terrain et l’animal déterminaient. Un homme, ou un garçon, pouvait s’adapter à ce rythme et le suivre. Quand il le faisait, le temps ne comptait pas.Ce qui comptait, c’était la manière de procéder. Il apprit à prier avant de partir et il apprit à prier au retour avec le gibier. Dans ces circonstances, une chasse devenait une cérémonie. C’était ce que disait le vieil homme. »
Les ravages de l’alcool
– Il sent drôle, dit le garçon.
– Il s’est bien rincé à fond.
– Avec ce whisky ? demanda le garçon.
– Oui, Monsieur. Y a des hommes qui y prennent goût. Moi, jamais.
– Pourquoi ? Est-ce que ça fait des vilaines choses ?
Le vieil homme le regarda par-dessus son épaule.
– Ça écarte les bêtes nuisibles, dit-il.
– Comment ça ?
– Tu sais ce que c’est que qu’une bête nuisible ?
– Ouais, répondit le garçon. Une peste. Une chose qu’on veut pas chez soi.
– Alors le whisky tient à l’écart des choses que certaines personnes ne veulent pas chez elles. Comme les rêves, les souvenirs, les désirs, d’autres personnes parfois.
Le vieil homme se retourna sur le tabouret et cala le seau de lait sur le sol entre ses pieds.
– Des fois, les choses tournent mal. Quand elles arrivent dans la vie, on peut presque toujours les régler. Mais quand elles arrivent à l’intérieur d’une personne, elles sont plus difficiles à réparer. Eldon a été pas mal cassé au fond de lui, dit-il.
– Il a l’air triste.
– Assez. Être triste c’est pas une mauvaise chose sauf si ça te domine et que ça te lâche pas.
– Il dort bizarrement, dit le garçon.
– Il poursuit des bêtes nuisibles, j’imagine, dit le vieil homme.
Il était parti quand ils en eurent fini de toutes les corvées. Les seules choses qui restaient, c’était l’odeur de la vieille picole, de la fumée de tabac froide et une liasse de billets dans un pot de confitures sur la cuisinière. Le vieil homme dans l’embrasure de la porte la fixait des yeux en se frottant les poils du menton.
Injun !
« Tes grands-parents étaient tous les deux des sang-mêlés. On étaient pas des Métis comme on appelle les Indiens français. On était tout simplement des sang-mêlés. Des Ojibwés. Mélangés à des Écossais. Des McJib. C’est comme ça qu’on nous appelait. Personne ne voulait de nous. Ni les blancs. Ni les Indiens. Alors tes grands-parents et eux comme les autres ne faisaient que suivre le travail et ils essayaient de s’en sortir le mieux possible. On campait dans des tentes ou on squattait les terrains broussailleux que personne voulait ou des cabanes abandonnées, des remises, des trucs comme ça. Jamais une vraie maison.
[…]
– Jimmy disait tout le temps que nous étions un Grand Mystère. Tout. Il disait que les choses qu’ils faisaient, ces Indiens d’autrefois, c’était rien d’autre que d’apprendre à vivre avec ce mystère. Pas le résoudre, pas s’y attaquer, pas même chercher à le deviner. Juste être avec. J’crois que j’aurais aimé apprendre le secret qui permet de faire ça. »