German Engel Cristobal était mort à la fin de la saison sèche. Depuis plus d’une semaine, des nuages noirs s’accumulaient au-dessus de la côte sans qu’il pleuve. Certains arbres avaient perdu leurs feuilles et se dressaient comme des bougies jaunes vers le ciel. Le reste de la végétation était d’un vert poussiéreux et triste. Même les chevaux laissaient pendre leur tête vers la terre, leur encolure courbée avait une grâce infinie qui émouvait Christelle aux larmes sans qu’elle puisse se l’expliquer. De toute façon, elle était à bout, la mort de German Engel Cristobal lui avait mis les nerfs à vif, les émotions en pelote, elle n’en pouvait plus.
German était mort chez lui dans la nuit du mercredi au jeudi de manière mystérieuse. Tout le monde était au courant de l’événement mais personne ne savait ce qui l’avait tué ; la cause de sa mort semblait n’avoir aucune importance aux yeux de ceux qui, ce jour-là, franchissaient la porte de la maison Cristobal. C’était le premier jour de veillée et Ana Maria Engel Cristobal avait invité tous les habitants à venir rendre un dernier hommage à German alors que plus personne n’avait été convié chez eux depuis plus d’un quart de siècle. La construction blanche aux tourelles mauresques d’où l’on avait vue sur le Pacifique était visible depuis le village, accrochée au flanc de la colline. C’était une des plus anciennes demeures et aussi l’une des plus imposantes.
Les voisins et connaissances qui s’y pressaient découvraient ses couloirs frais, les meubles lourds et solennels, la semi-obscurité traversée par la lumière des bougies dont les flammes vacillaient dans les courants d’air. Les visiteurs murmuraient avec apitoiement, en entrant dans la chambre mortuaire, qu’il était bien jeune pour partir. Mais la volonté divine s’était accomplie. Qui aurait demandé des comptes au destin ?
Après avoir fait la file dans le couloir plein d’ombres, ils entraient dans la bibliothèque où German les attendait, étendu sur un lit. Il était digne, inspirait du respect. Ceux qui s’étaient moqués de lui à voix basse durant son vivant le trouvaient subitement imposant. L’un après l’autre, ils s’installaient sur la chaise à côté de la couche, penchaient la tête, sans rien dire, se plongeaient dans une conversation intime avec l’homme cireux. Il y avait les amis d’enfance avec lesquels il avait été à l’école, l’épicière chez laquelle il achetait parfois une bière, le jardinier et son fils qui venaient entretenir le jardin, le vendeur de quesadilla du coin de la rue, le pompiste et tant d’autres.
Tous avaient l’air de penser que les morts fulgurantes faisaient partie des lois de la nature, aussi élémentaires qu’un lever de soleil ou le ressac du Pacifique dont le bruit entrait par les fenêtres ouvertes.
Les gens autour de Christelle parlaient des dernières fois qu’ils l’avaient vu, du mot gentil qu’il avait eu pour l’épicière, du sourire qu’il avait échangé avec son ancienne maîtresse d’école en passant dans la rue. Ils évoquaient avec attendrissement l’habitude qu’il avait d’aller boire un chocolat vers quatre heures quand la touffeur de la fin d’après-midi paralysait les gestes.
Christelle faisait la queue comme tout le monde, pour échanger quelques paroles avec le mort. Elle était soulagée de la bienveillante indifférence des villageois, ils ne lui faisaient sentir d’aucune manière qu’elle n’était pas des leurs. Elle se laissait glisser dans leur chuchotement comme dans une eau fraîche qui calmait son corps brûlant de fièvre.
Elle sentait des regards de sympathie sur elle. Ils savaient ou alors ils devinaient la part qu’elle avait prise à la mort de German, se disait-elle, et cette pensée la soulageait ; elle répondait avec reconnaissance aux sourires qu’elle glanait sur les visages les plus proches.
Pour ses familiers, pour sa sœur Ana Maria Engel Cristobal, pour tous ceux qui étaient rassemblés là, German Engel Cristobal n’était pas véritablement mort, il avait simplement changé d’état, il était devenu plus sage, plus accessible, plus patient, plus aimable. Tous considéraient cette nouvelle condition comme une chose bonne en soi, ils disaient en s’épongeant le front avec des mouchoirs en tissu blanc : « Comme il a l’air heureux, comme il est paisible. Il a rejoint sa maman, elle l’a sûrement bien accueilli. » Christelle comprenait suffisamment l’espagnol pour entendre les petits compliments qu’ils faisaient en quittant la pièce : « Il a l’air délivré. Quel beau trépas.»
Elle était seule à se torturer, à se demander ce qui avait bien pu provoquer sa mort.