Depuis trois mois, je vis chez une amie en attendant de trouver un appartement. Le soir, Nicole et moi nous retrouvons autour de la table de la cuisine, elle me dit, sans doute pour me rassurer : « Il n’est pas nécessaire de tout posséder, de se raccrocher aux objets ou aux gens. Il y a un temps où il suffit d’avoir eu un amour, une famille ; quand tu les as perdus, tu peux te contenter d’y repenser. »
Elle me sourit en disant cela, tire sur sa cigarette. Je souris en retour, surtout pour la forme ; en fait je n’en crois rien, mais je ne veux pas être seule et suis donc prête à entendre tout ce qu’elle veut bien me dire.
Je n’en peux déjà plus de cette existence déracinée, de cette vie de vieille nomade, de quinqua déboussolée. Je ne supporte plus mon état d’incertitude, ce sentiment d’être décalée, désabusée. « Dé » étant le préfixe de la séparation et de la perte.
Il y a quelques mois j’ai quitté l’homme avec lequel j’ai vécu pendant vingt-cinq ans. Alors j’ai eu l’impression d’avoir intégré une grande communauté qui pourrait s’appeler « la maison des femmes seules ». J’y ai retrouvé des amies rencontrées pendant les études, découvert leurs rituels, leurs habitudes. Elles parlent beaucoup, érigent des villes de mots, avec leurs avenues, leurs monuments aux disparus, leurs places et leurs passages secrets, mais aucune d’elles ne comprend ce qui est arrivé.
Nous avons perdu l’amour, comme ça, comme d’autres perdent un gant ou des clés, par mégarde. Il nous est arrivé un accident, une rupture. Autant, jeunes, nous étions intarissables sur notre vie sentimentale, autant aujourd’hui notre bavardage tait scrupuleusement ce qui nous est arrivé d’intime.
La saison est en train de tourner, les arbres perdent leurs feuilles et les nuits fraîchissent. Je décide de passer à l’appartement familial où mon ex-compagnon habite encore pour aller chercher quelques affaires.
Après avoir traversé la place en contrebas de l’immeuble de Nicole, laissé l’avenue à ma gauche pour rejoindre le parc des Bastions avec ses beaux arbres et son kiosque à musique vitré, je passe devant le bâtiment de l’université d’où émane le calme des choses anciennes.
C’est là que, sans crier gare, le visage de Jacob s’impose à moi. Pas le visage que je lui ai vu à l’enterrement de ma mère il y a quelques mois mais celui qu’il avait jeune homme. Je revois son regard et nos mains qui se cherchent mais qui, de manière incompréhensible, ne se mêlent pas. Le ballet des mains sur la table efface la réalité du café dans lequel nous nous trouvons. Je m’arrête prise de tremblement et revois son regard plein de douceur et de désarroi.
Ma vie aurait-elle été différente s’il avait abrité mes mains dans les siennes ce soir-là, s’il m’avait caressé les cheveux de manière plus appuyée? J’essaie de chasser le regret qui monte en moi comme une vague. Puis je me redresse. C’est derrière moi tout ça. J’ai fait ma vie autrement.
Au moment où je franchis le grand portail du parc et que je me retrouve dans la rue, le vent me pousse et dépose un baiser ambigu sur ma joue. A la fois chaste et enjoué, il me caresse les cheveux et murmure des choses mystérieuses à mon oreille. De son corps fluide le vent me serre de près, attire mon attention avant de s’éloigner pour aller faire tournoyer les feuilles le long du trottoir. Les lumières électriques s’allument, luttent avec les reflets mauves du crépuscule puis prennent le dessus et envahissent les rues de leur clarté blanche.
Je suis légère dans cette soirée de novembre, le vent me jette un parfum frais d’écorce et de feuilles. Puis il s’affaire autour de moi et m’interroge sans que je comprenne ce qu’il me veut.
A moins que cela soit la question que me pose le souvenir des mains de Jacob. C’était il y a quarante ans, une nuit de début d’automne. Il avait fait chaud et sec durant tout l’été, la campagne était jaunie, les arbres avaient perdu leurs feuilles bien avant la saison, les sources étaient taries. Le niveau du lac de Morat avait baissé. Ce soir-là le vent était chaud et nerveux.
Nous avions échoué dans un bistrot. Jacob s’était penché vers moi, m’avait effleuré les mains, timidement comme s’il craignait de me faire mal ; à ce moment, les voix des autres clients n’étaient plus qu’un lointain murmure. Sur la table, nos quatre mains se cherchaient, s’effrayaient de se frôler, s’évitaient, puis revenaient l’une vers l’autre, comme si elles avaient pris leur indépendance. Lorsque ma main avait tenté de se réfugier dans celles de Jacob, il les avait brusquement retirées ce qui avait rompu le cercle magique. Les bruits alentours s’étaient précipités sur nous ; verres entrechoqués, bruits de voix. Puis nous étions sortis côte à côte, vacillant tous deux. Nous nous étions réfugiés dans la normalité des saluts échangés comme si rien n’était arrivé.
Mais j’ai fait des choix, je suis partie et j’ai bien fait. Jacob était un homme si compliqué, il m’aurait rendu malheureuse toute ma vie. Pourtant aujourd’hui quelque chose me manque, c’est une question insistante et insidieuse qui ne veut pas me laisser en paix.