Il est venu me rendre visite au printemps. Cela faisait près de trente ans que je ne l’avais pas vu. Tellement de temps avait passé que je ne l’aurais pas reconnu s’il était arrivé à l’improviste ou si je l’avais croisé dans la rue.
Mais il s’est annoncé par courriel et c’est ainsi que ce matin, en ouvrant la porte d’entrée, je me retrouve face à un jeune homme d’une trentaine d’années.
Au début je n’arrive pas à séparer sa silhouette inconnue de cette lumière d’un gris tendre baignant le jardin. Dans le cadre de la porte ouverte, je le vois se découper devant les jeunes feuilles des charmilles, il porte des jeans et un blouson bleu marine, étrangement j’ai de la difficulté à le regarder dans les yeux. Nous nous installons sur le banc en bois d’où l’on voit le massif du Mont-Blanc et la forêt en contrebas couverte d’une brume verte ; les bourgeons viennent d’éclore et les premières feuilles se déploient lentement et silencieusement, j’entends comment elles se défroissent dans le silence qui s’est installé entre Valentin et moi. Maintenant que nous sommes assis, je peux sans crainte regarder attentivement son profil ; à part les yeux, le regard que je pourrais reconnaître, cet homme n’a rien à voir avec l’enfant dont je me suis occupée il y a si longtemps.
Il se laisse observer sans rien dire, sans sourire avec une sorte de recueillement.
– Vous êtes arrivé aujourd’hui du Nicaragua ?
– Non, je suis arrivé hier. Je me suis reposé avant de venir te voir. C’est étrange, je te reconnais, sans te reconnaître.
Sa familiarité me prend à revers. Je suis surprise de ce tutoiement et aussi qu’il ait gardé des souvenirs de cette époque, mais sans doute ai-je moins changé que lui.
Je comprends maintenant pourquoi les gens qui se retrouvent après de longues années d’absence se serrent dans les bras. Ce face à face est difficile, j’aimerais pleurer, laisser remonter les émotions mais, en même temps, je suis comme tétanisée par la présence de cet étranger assis à côté de moi, alors que, si j’avais pu sentir sa chaleur, l’odeur de sa peau, j’aurais été capable de me laisser aller, le visage enfoui dans la veste qu’il porte malgré la douceur de l’air.
« Viens je vais te montrer ta chambre. »
Je me raccroche à des choses pratiques pour surmonter ce léger vacillement qui me donne la nausée comme si j’étais sur un bateau qui tangue. Cela me permet de laisser de côté toutes les questions que je devrais sans doute lui poser.
Mais il reste assis, méditatif, regarde autour de lui, me regarde, me sourit pour la première fois. J’admire sa souplesse, son calme. Une tourterelle roucoule, le vent passe dans les branches encore nues du hêtre.
Je me lève pour me dégourdir les jambes et aussi pour surmonter mon malaise. J’ai envie de sentir sa main dans la mienne comme si cela devait le rendre plus réel. Je le lui dis en souriant.
– Il me semble me souvenir que nous marchions beaucoup main dans la main.
– Mais oui, tu étais tout petit, il fallait bien que je te donne la main pour éviter qu’il t’arrive quelque chose.
– J’étais tout petit…
De nouveau ce sourire méditatif comme s’il souriait à quelqu’un au fond de lui. Il se lève lentement pour m’emboîter le pas et, pendant que je monte les escaliers, je me demande comment nous allons cohabiter durant les semaines à venir.
– As-tu d’autres choses à faire à part me rendre visite ?
– Oui, oui bien sûr. Je vais m’inscrire à l’Université pour reprendre des études. Si je veux vivre en Europe il faut que je repasse des examens car l’Université que j’ai faite au Nicaragua n’est pas reconnue ici.
Je lui souris, encourageante ; au-dessus de nous plane son absence, mon absence, ces années passées l’un sans l’autre, pendant lesquelles j’ai tenté de me convaincre qu’il n’était rien pour moi, et maintenant j’essaie de chasser ce fantôme en le traitant en invité comme un autre. Nous montons les escaliers, je me fais enjouée pour lui montrer sa chambre, la salle de bains, lui expliquer les horaires du petit déjeuner et du dîner.
Je lui raconte comment j’ai monté un Bed and Breakfast dont je suis fière. Deux jolies chambres que je loue à des prix confortables. J’ai des clients fidèles qui reviennent et sont devenus comme des amis, je lui raconte ça et me sens rassurée de redire ces mêmes mots que j’ai déjà dits tant de fois, c’est emprunter un chemin connu dont j’éprouve heureusement la familiarité. Parce que lui, Valentin, est violemment étranger, si différent de ce à quoi je m’attendais.
– Tu as vécu tant de choses depuis que nous nous sommes… séparés.
– Oui j’ai vécu beaucoup de choses. Il fait ce constat avec simplicité.
Je lui suis reconnaissante de ne pas nous laisser sombrer dans la banalité d’un échange poli et convenu. Il parle le français avec un fort accent espagnol et cherche parfois ses mots. Quand je vais pour sortir de la chambre, il lève les yeux, me fixe un moment, dit doucement :
« Maman. »
Je suis descendue les escaliers avec ce mot que je portais contre moi comme un chaton fragile et attendrissant mais aussi inquiétant ; le mot n’allait-il pas me griffer ou planter ses minuscules dents dans ma main ? Arrivée à la cuisine, j’ai fermé la porte comme si je pouvais, de cette manière, empêcher le chaton de m’agresser.
Je regarde par la fenêtre les gros nuages noirs annonçant la pluie, le vent agitant les arbres et les pétales des cerisiers s’envolant. J’essaie de respirer plus calmement et, pendant que je me mets à préparer une salade pour nous deux, je me souviens de ce qui est arrivé, ou bien au contraire, je devrais dire, de ce qui n’est pas arrivé.
C’était en été et les tourniquets cliquetaient dans la fraîcheur des parcs. Le soleil n’était pas encore levé mais le ciel était déjà bleu et la lune y dessinait un trou blanc et rond. J’avais traversé la ville à pied, après une nuit d’insomnie, pour lui annoncer que j’étais enceinte et que l’enfant était de lui. Il n’y avait personne dans les rues, ce qui donnait une intimité inhabituelle aux grandes artères. Rares étaient les voitures qui circulaient dans l’air clair de ce matin-là.
Il n’y avait personne devant le grand immeuble, personne dans la cage d’escalier surmontée d’une verrière. Arrivée au dernier étage, je me suis assise dans une flaque de soleil sur les marches grises. J’avais le sentiment de faire quelque chose de décisif, quelque chose qui allait changer ma vie. Derrière les portes des studios, j’imaginais entendre des petits bruits, ronflements, toux, grattement. Je me suis levée pour aller coller mon oreille contre la porte sur laquelle était écrit François Duteuil. J’ai cru entendre un soupir, un chuchotement, l’éclat d’une voix vite effacée par le silence. Était-il là ? Etait-il seul ? Dormait-il ? Que savait-il, lui, de ce qui m’arrivait ?
Dans le sommeil son corps dégageait un parfum de pain chaud, ses joues que j’aimais caresser étaient rugueuses le matin : la fatigue de sa peau sous mes doigts, la chaleur des corps enlacés dont on se dégage doucement pour reprendre son propre corps que l’on serre contre soi en sortant du lit. Tout ceci me revenait en mémoire alors que je cherchais à savoir s’il était là, s’il était seul.
Alors j’ai été envahie d’un découragement immense, n’y a plus eu de place en moi pour autre chose que cette lassitude qui s’est étendue au-dessus de moi comme le ciel d’été. Je ne pouvais y échapper à moins de me terrer dans ma chambre en fermant les rideaux. J’ai touché la porte et ai eu la conviction qu’il n’y avait pas qu’elle qui nous séparait. Pas seulement non plus l’état de veille et de sommeil. Lui était innocent, je savais. Et ce savoir se cramponnait à moi comme une bête tenace alors que lui avait le choix d’ignorer ; il restait léger et aérien, il n’était pas entamé par ce qui se passait, avait la liberté d’ignorer, alors que j’étais alourdie de l’inéluctabilité de ce qui se tramait en moi ; soumise à cette loi biologique à laquelle j’avais, pendant si longtemps, cru pouvoir échapper et qui maintenant me rattrapait.
Dans la lumière de ce mois de juin j’ai pensé à tout ce qui nous séparait. Et je suis repartie sans avoir appuyé sur la sonnette.
Bizarrement je n’avais connu ni peur ni trouble avant l’intervention. J’avais l’impression d’avancer sur une bande d’asphalte : large, propre et ne menant nulle part. Ce qui arrivait ne me concernait pas : une signature apposée au bas d’une page que je n’avais pas lue, une entrevue avec un psychologue au visage absent. Il y eut des gants et des masques. Au-dessus de moi. Mais qui ne me touchèrent pas. Qui étaient là sans y être. Tout se passait ailleurs. Ailleurs ? Ce n’était pas mon ventre, pas mon pubis qui, subitement, était signalé comme n’importe quel chantier d’un trait orange.