Cette nuit là il y avait une consigne. Ne pas parler de V. Nous nous étions entendus là-dessus pour avancer ensemble dans la nuit cette nuit-là. Nous marchions dans les rues, je les trouvais trop pleines et animées et cela me heurtait, les visages et les lumières des autres me heurtaient. En vérité nous cherchions la nuit. Nous avions hâte de la nuit. Je me tenais à son bras et nous avancions reliés par cette attente muette de la nuit. Reliés par nos corps appuyés l’un dans l’autre, sans mot. Nos mains mêlées à nos manteaux, nos jambes qui aux pas se touchaient. Nous appelions la nuit, qu’elle vienne ! Nous attendions qu’elle nous recouvre, nous fasse basculer en elle, accrochés l’un à l’autre dans cette envie mutique, tomber ensemble dans la nuit quand elle serait là, s’immerger, se noyer dedans.
Il y avait des ombres avec des chiens près d’une fontaine et cela m’avait dérangé de passer près d’eux. L’eau était sale et les lumières continuaient d’éloigner cette nuit dont nous cherchions le La. Dont nous cherchions la trame. Nous avons alors commencé à prendre des rues de moins en moins fréquentées, notre mouvement était muet. Nous avancions dans l’espoir que cela devienne plus noir. Les rues en effet étaient plus noires. Nous avions quitté les bars et les commerces clignotants. Nous avancions dans la ville doucement silencieuse. La lumière résistante était celle des lampadaires. Nous cherchions la place, l’endroit qui serait à l’abri. De quoi ? De qui ? Pourquoi étions-nous si éperdus ? Peut-on noyer des souvenirs brûlants dans la nuit, dans une nuit seulement, dans son noir, peut-elle vraiment nous faire passer profond derrière son huis ?
Nous voulions définitivement y croire. Quand il faut se sauver de ce qui fait horreur ou vomir, l’on est prêt à tout croire. L’espoir est alors le dernier rempart contre la nuit. Mais nous voulions faire tomber le rempart, et croire que l’espoir et la nuit, mêlés, seraient pour nous.
Nous tentions de changer le cours désespéré qu’avait pris notre fleuve. Il y a en Russie un fleuve nommé Amour. J’aimerais le voir un jour.
Quand nous nous étions rencontrés dix années plus tôt lors d’une marche en forêt organisée par l’Université, nous avions jeté si vite nos eaux l’un vers l’autre. L’un dans l’autre. Il y avait alors quelque chose d’évident à devenir ce « nous ». Le cours des jours avait changé. Comme si rien ne pouvait échapper à cela, à cette couleur-là. Je t’aime. Mot susurré au calme d’un trottoir. Je t’aime. Vrille dans la poitrine au moment où les corps s’enclavent. Nous nous étions connus très vite et très fort pourrait-on dire. Forte. Pas piano. Mais Forte et Allegro.
Maintenant nous tentions de changer le flux terrible qu’avait pris notre fleuve Amour. Pas qu’il se change en multiples ruisseaux, en mares. Qu’il se sépare en spasmes. Essayer d’avancer, encore. Dans une sorte d’ultime évidence qui portaient nos corps à se tenir, je lui tenais le bras, j’enfouissais ma main dans l’espace de sa poche, nos jambes se collaient. Et là où tout autour valsait, là au centre restait ce noyau fou, cette envie de fusion et d’être ensevelis, engloutis ensemble et collés dans cette nuit, là, qui finirait bien, pensait-on par nous avaler.
Marcher ensemble est une prière collective.
Une parole versée dans la nuit, qui était ce soir-là notre dieu, celui auquel nous avions décidé de croire. La prière est un mouvement de l’âme, la marche n’est pas autre chose. Une piété abstraite suintait de nous, qui nous hantait les corps, là où je touchais sa peau et son mouvement, là où je touchais son battement physique, une petite lueur s’allumait qui nous collait plus encore, qui nous faisait être.
Nos points de contacts nous maintenaient.
Je voulais que la nuit nous mange. Qu’elle soit cette eau noire qui efface. Je cherchais cette nuit qui nous abolirait. Les lampadaires s’espaçaient et nous aurions dû craindre de nous perdre. Mais ce n’était pas encore suffisant. Il y avait des lumières aux fenêtres, il n’était que vingt-deux heures. Il y avait des bruits qui s’élevaient. Je regardais nos pieds et le goudron mouillé, j’avais envie de ça, de continuer à ne pas penser, de voir le goudron et nos chaussures sur le goudron et de ne penser à rien. Je regardais devant moi par instant mais je ne le supportais pas et je retournais rapidement au goudron, je m’enfonçais plus profondément dans sa poche chaude, je sentais sa cuisse droite et je m’appuyais, je sentais sa main sur ma hanche et je m’y mouvais.
Je ne voulais plus que le temps nous tienne. Je voulais incliner le temps, qu’il soit nôtre, qu’il se plie. À un moment donné de notre marche cette nuit-là nous nous étions soudain arrêtés au centre de la chaussée vide pour se saisir brusquement l’un de l’autre. Quelque chose semblait nous étreindre au-delà de nous. Je me suis dis plus tard, nous allumions un feu, là dans la nuit de la chaussée vide, un feu. Cela n’avait pas de sens mais nous le faisions. Je ne voyais plus rien son odeur était mon air et sa peau mon contour son manteau me traçait le corps et ses mains fouissaient sous les laines mes jambes ouvraient son entrejambes et mes mains tenaient ses cheveux. Nous faisions un feu.
Ce fût le bruit strident d’une sirène qui nous désunis.