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Lacs
Personne ne se souviendra plus de nos morsures, de nos jeux dans le noir, de nos pleurs.
Rien ne reste. Tout passe. Ne crois pas qu’une seule trace restera. Seuls cendres et sable. Silence. Le souvenir est une ronde et la ronde serpente et puis se perd, comme il est naturel de se perdre dans l’eau des lacs.
Le soir venu je buvais l’eau des lacs car ma mère ne rentrait pas, ma mère était loin jusque dans la nuit et alors je me couchais dans l’herbe et lapais l’eau de la surface comme une chienne. J’aimais regarder au profond de sa masse et voir les poissons. Je passais des heures à tremper mes doigts et à rêver de rien, dans le vide, courir librement dans l’air bleu du soir et laisser les étoiles apparaître comme des mirages dans mon songe de gamine attardée. Attardée car je tardais, j’attendais, il était tard et le froid s’engouffrait d’un coup dans mes vêtements. Mais je ne voulais pas rentrer seule dans la maison alors j’attendais ma mère bien trop tard. Le lac devenait aussi un lac attardé sur les rives défaites de sable et de cailloux. Il ne partait pas. Il était là, calme, plat et rien ne bougeait à sa surface sauf à l’époque des têtards blancs qui se frottaient et se collaient aux pierres, alors le lac s’irisait, se froissait de leurs coups et j’aimais voir leurs taches blanches trouer son eau lisse.
— Pourquoi tu t’attardes encore près de cette eau visqueuse ? disait mère quand elle arrivait.
Parce que je l’aime je répondais silencieusement, parce qu’elle n’est pas visqueuse cette eau elle est limpide et fraîche et je la bois. Je ne disais rien et on rentrait. On s’endormait. On rêvait silencieusement.
Lorsque je m’éveillais je lisais l’avenir du jour dans les plis de mes draps. C’était important, j’avais pris très tôt cette habitude. Je m’asseyais et sans bouger je regardais la façon dont les draps s’organisaient et se plissaient autour de moi. Leurs froissés, leurs ombres, leurs courbes, leurs trous, tout cela m’informait sur le jour à venir et c’était important, vu les circonstances, d’avoir déjà une idée globale du court de la vie.
Ce jour-là j’ai regardé mes draps, longtemps, regardé, regardé et je n’ai pas compris. Ça partait tellement dans tous les sens et ça parlait une autre langue que celle bien connue des jours ordinaires, alors j’ai pensé on verra.
Et j’ai vu.
Ce soir-là, comme d’habitude, ma mère est revenue tard.
S’assoir
ne rien dire directement
parler avec les ombres à l’intérieur de moi. Ne pas bouger.
Et puis quand elle entre dans la cuisine, me jeter sur les carottes et les couper en demi-lune sans la regarder jusqu’à ce qu’elle se mette à pleurer et alors, la serrer dans mes bras et pleurer avec elle longtemps, même si on ne coupe pas d’oignons, même si elle est froide et que je suis brûlante, même si on ne sait pas se parler.
L’eau de nos larmes mouille mon t-shirt jaune, je m’arrête la première et je reste là, et je la serre et on se noie et elle s’éloigne et elle annonce soudain : on va arrêter.
On va tout arrêter.
On va arrêter et on va recommencer sur rien.
Sur du vide mais ce sera nouveau et ce sera pour nous.
On va arrêter sans se soucier de plaire.
Oui, on va arrêter de se faire du mal pour le seul plaisir de quelques brutes et on va choisir notre vie.
Ça va être Notre vie. La nôtre tu m’entends ?
Tu comprends ?