C’est donc cela, un homme brisé, je me le demande, quand jeme retrouve assis en face de lui et que dehors il se met à neiger, cette neige qu’on attendait depuis des jours et qui maintenant – c’est l’après-midi – tombe en légers flocons sur la campagne brun vert. Difficile de dire exactement ce qui pourrait être brisé – pas la colonne vertébrale en tout cas. Il est assis très droit, il choisit ses mots avec soin et sans hâte, il donne presque l’impression d’être détendu. C’est seulement sa façon de porter la tasse à sa bouche, lentement, un peu trop lentement, de façon trop contrôlée, qui pourrait donner une indication sur son délabrement intérieur. Peut-être craint-il qu’une seule goutte renversée lui fasse perdre l’équilibre. Je sais, je n’ai pas besoin de faire de suppositions, c’est un homme brisé, il doit l’être avec tout ce qu’il raconte et – ce qui est encore plus important – avec tout ce qu’il me cache.
Parfois il s’arrête de parler, souvent au milieu d’une phrase. Je vois dans ses yeux qu’alors il se souvient, il se souvient et ne parle pas, peut-être parce qu’il n’a pas de mots pour cela, parce qu’il ne les a pas encore trouvés et sans doute aussi parce qu’il ne veut pas les trouver. On dirait que ses yeux suivent les événements, les événements dans la maison Amsar où il a passé les cent jours. Le plus étonnant dans cette histoire, c’est que ce soit justement lui qui l’ait vécue, c’est-à-dire quelqu’un qui ne semblait pas destiné à vivre une chose de ce genre, dépassant de beaucoup le degré ordinaire des catastrophes humaines (divorce pénible, maladie grave ou, au pire, incendie de l’appartement). Quelqu’un qui n’aurait certainement pas dû se trouver pris dans les remous d’un crime du siècle. Pas cet homme, pas David Hohl qui allait à l’école avec moi, et en qui je reconnais le garçon élancé avec sa lèvre inférieure légèrement pendante d’où, quand quelque chose l’étonne, un filet de salive semble prêt de se détacher, bien que naturellement cela n’arrive jamais. Simplement cette lèvre est un peu humide, ce qui permet de voir, plus clairement que chez d’autres, ce que sont réellement les lèvres: l’intérieur de la bouche tourné vers l’extérieur.