Une fois les lieux vidés, il était resté un carton. De l’appartement sombre dans les montagnes, je l’avais emporté chez moi à la rue Dufour il y a vingt-cinq ans pour le caser dans un coin sans l’ouvrir, avant de déménager à la rue Aarwangen puis Berta. De là, il m’avait suivi dans les rues des trois divinités Apollon, Minerve et Neptune, à Mühlebach enfin, par un été caniculaire, puis sur les hauteurs d’Asylstrasse, quelques mois à Witikonerstrasse et maintenant dans ce salon accueillant. Il était là. Un simple carton de bananes de la Del Monte Company. Et je ne savais pas qu’en faire.
Les enfants avaient grandi, une nouvelle phase de vie se dessinait et exigeait de la place. Dans l’appartement, il y avait les épaves des dernières années, le fourbi qui n’avait désormais ni but ni utilité et qu’il fallait trier, évaluer, jeter ou stocker. J’ai passé chaque objet en revue avec soin, retrouvé les êtres chers à mon coeur, les années de ma jeunesse, mes premiers pas dans la culture, les événements décisifs – mariage, naissance, maladie, séparation, mort – et je me suis surtout retrouvé face à moi-même.
Je ne sais pas dans quelle mesure ma propre finitude m’a poussé à faire ce grand ménage. Un ami était tombé malade dans la force de l’âge, diagnostic sans appel, il avait rendu l’âme peu après. Dans ma famille, les hommes n’étaient pas devenus vieux, j’en aurais bientôt rattrapé la plupart en âge. Aucun signe n’indiquait que ma fin était proche. J’étais satisfait de ma santé, cependant je me demandais si quelque chose en moi savait que mes heures étaient comptées et me forçait à entreprendre ce tri. Mon médecin, que j’ennuyais avec mes soucis, m’a certifié ma constitution irréprochable après des examens approfondis. Elle m’a dit que j’étais juste un peu fatigué. Il en allait du rangement comme de tout, il ne fallait pas exagérer. Je ne devais pas oublier l’équilibre et l’activité physique et m’accorder parfois une pause, car les temps étaient suffisamment durs.
J’étais soulagé, du moins un peu. Mais je n’étais pas plus avancé avec mon carton. C’était la seule preuve de l’existence d’un homme dont on disait qu’il avait été mon père. Comme la plupart des gens de mon enfance, il avait disparu presque sans laisser de traces. De ma mère, je ne possédais qu’une demi-douzaine de photos, autant de mon père, et il n’y avait aucun vestige de mon jeune moi, aucun album avec de jolis portraits de famille, aucun bricolage réalisé pendant les travaux manuels. Je recevais parfois des photos de classe de la part de mes anciennes institutrices, une fois même un sac contenant de vieux cahiers d’école. En dehors de ça, il ne restait rien, ni meubles, ni bijoux, ni livres, alors que la moitié de ma parenté gisait sous terre. J’avais passé une partie de ma jeunesse dans la rue, sans domicile fixe, et quand on n’a pas de maison, pas de logement, on ne transporte presque rien avec soi, pas de dossiers, pas de souvenirs et, pour tous papiers, seulement ce qui peut servir à rembourrer son pull pendant les nuits froides. C’est pourquoi mon enfance n’était tangible que par fragments et ce carton de bananes en était l’un d’eux, un fragment essentiel. C’était une bizarrerie, une anomalie, sans but ni utilité. Et pourtant, il renfermait une partie de mes origines et un chapitre de mon histoire, mais comme j’avais tout fait pour échapper à cette origine et à cette histoire, j’avais toujours évité de m’y intéresser de plus près. Je connaissais son contenu, c’est en tout cas ce que j’avais cru ces vingt-cinq dernières années, et je n’avais pas jugé nécessaire de m’en assurer.
Mais voilà qu’une curiosité lancinante s’était éveillée en moi. Je ne pouvais plus supporter la présence discrète de ce carton, j’entendais trop le silence au sujet de mon père. Et je ne voulais pas que ce silence se transmette un jour à mes enfants. Il était de ma responsabilité de donner une place à ce carton, dans le coffre-fort, l’armoire à poison ou la poubelle. La question de l’héritage se posait pour moi comme pour chacun: un jour, on doit s’en occuper.