Domaine français
Parution Fév 2018
ISBN 978-2-88927-509-0
160 pages
Format: 140x210 mm
Disponible

Traduit de l'allemand par Lionel Felchlin

Domaine français
Disponible

Traduit de l'allemand par Lionel Felchlin

Lukas Bärfuss

Hagard

Domaine français
Parution Fév 2018
ISBN 978-2-88927-509-0
160 pages
Format: 140x210 mm

Traduit de l'allemand par Lionel Felchlin

Domaine français

Traduit de l'allemand par Lionel Felchlin

Résumé

Hagard raconte une perte de contrôle subite et totale. Philip, promoteur immobilier, la quarantaine, se met à suivre une femme inconnue qui porte des ballerines bleu prune. En trente-six heures, il sacrifie à sa poursuite ses rendez-vous, ses voyages, son assistante, sa voiture et son enfant. Philip emporte à sa suite le narrateur, omniscient mais incapable de percer l’intime motivation de son personnage : la curiosité ou le désir suffisent-ils pour couper un homme du monde réel ?
Cette fuite en avant donne l’occasion à Bärfuss de poser son regard acéré sur les travers de notre société contemporaine. Quant au lecteur, il est happé par le rythme insufflé à ce roman haletant.

 

Auteur

Lukas Bärfuss

Né en 1971, Lukas Bärfuss vit à Zurich. Aujourd’hui, il est l’un des auteurs germanophones les plus connus. Politique, combatif, dans la tradition des grands intellectuels allemands, il se bat pour un monde où les valeurs de l’esprit l’emporteraient sur celles de l’économie. Avant de  vivre de sa plume, il a été ferrailleur et jardinier, puis a repris une librairie. Bärfuss se confronte aux questions de société, en particulier celles qui concernent les plus faibles. Ses textes, Lukas Bärfuss les imprègne d’une force rythmique qui vient de son expérience de dramaturge. Il en ressort un puissant effet de réalisme.

« Lukas Bärfuss s’inscrit résolument dans la lignée des Max Frisch, Friedrich Dürrenmatt ou Adolf Muschg, celle des écrivains citoyens ». Catherine Bellini, L’Hebdo

Distinctions

Lukas Bärfuss, lauréat du Prix Georg-Büchner 2019

Dans les médias

« La prose percutante de Bärfuss, son ton offensif qui n’épargne personne sans être explicitement dénonciateur, accompagne la violence intime et surtout sociale de cette marginalisation en mode accéléré. Le mystère de la chute, lui, reste entier. Le narrateur nous avait prévenus dès les premières lignes : il n’était jamais parvenu à « déchiffrer l’énigme de ces images qui [le] hantent, des images de cruauté et de comique, comme dans tout récit où le désir rencontre la mort ». » V. R.

« […] l’écriture de Lukas Bärfuss – et c’est son charme – s’appuie sur une tradition narrative particulièrement vivace dans le monde anglo-saxon, tout en explorant une forme neuve où se reconnaît la signature d’un auteur qui a déjà mis l’étrangeté du monde et l’étrangeté au monde au cœur de sa littérature. Mais ici s’accentue le sentiment de ne pas être en phase avec l’accélération du progrès, avec un futur qui, déjà, fait plus que s’esquisser et pèse sur notre liberté.

Si le narrateur s’avouait démuni pour interpréter les faits qu’il relate, c’est au tour du lecteur de se retrouver pantois au terme du roman, effaré, malmené lui aussi dans le maelström de cette narration dense et précise. La logique coutumière achoppe, capitule devant un enchaînement de causes et d’effets qui désarçonnent la raison. Mais il est sans doute d’autres outils pour regarder les hommes et le monde : celui de la littérature par exemple, telle que nous la propose ici Lukas Bärfuss. Car « en toutes choses, il doit rester un secret qui nous fait ouvrir les yeux. Ce que nous avons compris est perdu ». » Jean-Luc Tiesset

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« La surprise est une vertu élémentaire en littérature. Surprise du lecteur, bien sûr, mais qui renvoie à celle qu’éprouva, suppose-t-on, le romancier au moment de concevoir son histoire. Surprise, ou peut-être plutôt intensité, du sentiment et de la pensée, du questionnement… C’est par une telle voie, non tracée d’avance, que cet étrange roman s’impose, tout en écartant avec aplomb les risques de fourvoiement. « Quiconque veut démêler les fils de la réalité s’emmêlera lui-même les pinceaux », écrit l’auteur dès les premières pages, délivrant ainsi sa radicale poétique. » Patrick Kéchichian

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« Outre sa complexité, la marque de ce roman c’est aussi son intensité. Celle de cette perte de contrôle subite et totale dont on pressent une issue fatale mais sans jamais en être certain tant l’auteur ménage le suspense. Celle du ressenti de ce personnage spolié de son statut social et de son identité qui, ayant perdu cadre et repères découvre soudain la liberté d’être lui-même, de vivre à fond son désir, de regarder autour de lui et de se tenir dans l’absolu et sans limite.

Il en est de même pour la structure et l’écriture du roman. Le dramaturge suisse manie les ressorts dramatiques des différentes scènes pour les faire converger de façon amplifiée et éminemment théâtrale, et si le temps du délire halluciné de Philip bien qu’initialement court semble suspendu, celui de la lecture est quant à lui dense et haletant.

L’ambiguïté mystérieuse dont l’auteur nimbe son texte, ses oscillations constantes entre tragédie et burlesque, réalisme et absurdité, amplifient la force du récit en jetant le trouble, voire le malaise, chez un lecteur aussi déstabilisé que fasciné. […]

Une expérience littéraire puissante et marquante à ne pas manquer. »  Dominique Baillon-Lalande

«  […] En toile de fond du roman, Zurich apparaît dans ses quartiers centraux ou périphériques. Portrait d’une ville familière où Philip se sent comme un poisson dans l’eau, mais qui, au fur et à mesure qu’il déambule, fuit, trébuche, s’oublie, lui devient hostile. Elle se fait jungle où se perdre parmi les écrans, les règlements, ces foules où chacun poursuit pour lui-même un but précis. On songe, assistant au bannissement progressif de Philip, qui renonce durant ces quelques jours de mars à tous les attributs du citadin aisé qu’il est, au livre de Fritz Zorn, Mars, où le narrateur détaille la façon dont le cancer et un certain esprit zurichois ont comploté sa mort. Lukas Bärfuss traduit entre les lignes quelque chose de la férocité d’un monde capable de dévorer ses habitants. » Eléonore Sulser

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« Rares sont les torches vives. Rares sont les êtres brûlants. Que décide-t-il de brûler en lui, celui qui abandonne les derniers points de sa batterie de téléphone, les derniers liens avec le monde d’avant, pour suivre une femme inconnue, dans les rues, sur les quais, attendre une vision dans l’habitacle gelé d’une voiture ? Difficile à savoir. La fiction souffle le froid comme le chaud, et quiconque veut démêler les fils de la réalité s’emmêlera les pinceaux. Donc, c’est un risque à prendre. Lire est un risque à prendre. Aimer aussi. Et si, comme l’écrit Lukas Bärfuss, toute rencontre requiert une première entorse à la ligne que trace la bienséance autour de chacun, cela vaut aussi pour un texte. »

Lukas Bärfuss était l’invité de Marie Richeux dans l’émission « Par les temps qui courent » sur France Culture. A réécouter ici

« «J'essaie de comprendre l'histoire de Philip. » Ainsi commence ce roman intrigant, déroutant parfois, de Lukas Bärfuss […]. Roman gigogne brouillant habilement les pistes […], Hagard est le roman d'une quête qui est aussi celle, clandestine, du narrateur. » Pierre Deshusses

« Un livre incroyable. Un pur arc tendu. Extrêmement drôle, un coup de maître. Une grande surprise et un très beau roman. » Lucile Commeaux

« Très intelligent, on est dans un thriller existentiel avec un côté hitchcockien parce que presqu’aussi inquiétant que drôle. » Philippe Chevilley

Les chroniqueurs de « La Dispute » sur Hagard de Lukas Bärfuss. Réécouter l’émission ici

« Le ton est léger, le sujet drolatique, mais Hagard n'est pas un livre de tout repos. […] L'écrivain-dramaturge suisse Lukas Bärfuss signe un thriller existentiel captivant et volontiers inquiétant, qui atteint son but en peu de pages : rendre le lecteur « hagard ». » Ph. C.

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« Le Bernois Lukas Bärfuss est l’une des voix suisses les plus perturbantes et électrisantes du moment. » A.DN

« Hagard est un roman énigmatique d’une grande force poétique. On sent la symbolique du récit. Mais de quelle traque, de quelle obsession l’auteur nous parle-t-il ? »

Lukas Bärfuss était l’invité de Christine Gonzalez dans l’émission « Vertigo ». A réécouter ici

« Regard acéré sur les travers de notre société »

Une interview de Lukas Bärfuss par Christophe Mangelle et Quentin Haessig à lire ici

« Un homme suit un homme qui suit une femme… le dernier roman de Lukas Bärfuss est une enquête, une sorte de thriller qui dit notre monde où domine la dépendance technologique et l’individualisme, et dans lequel les fils qui nous relient à la vie sont très ténus. »

Lukas Bärfuss était l'invité de David Collin dans l'émission « Versus-lire ». A réécouter ici

« (…) C’est [un] glissement que narre Lukas Bärfuss dans Hagard, récit fascinant, à la fois précis et obscur, qui cerne le malaise contemporain. (…) Son roman s’avère une saisissante parabole sur la condition contemporaine et le désir de fuite. (…) Cet inquiétant thriller existentiel distille un réel malaise. Ecriture sèche et précise, rythme efficace, Lukas Bärfuss mène son récit d’une main de maître, poussant à ses extrémités le désir d’évasion d’un homme banal prisonnier de son quotidien.

(…) Là réside peut-être le sens ultime de ce dépouillement : réapprendre à voir le monde, faire confiance au présent pour approcher ce secret « qui nous fait ouvrir les yeux ». Une leçon d’humilité ? « Ce que nous avons compris est perdu »… » Anne Pitteloud

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« Cette errance urbaine à la poursuite d’une femme n’est pas sans rappeler la quête d’André Breton dans Nadja. Mais Hagard est plus oppressant. (…)

Alors que le début du récit laissait penser que cette histoire était inspirée d’un fait divers réel, au moment où Philip monte dans un train de banlieue à la suite de la jeune fille, on comprend qu’il est un personnage de fiction. On commence à lire une autre histoire : celle d’un auteur qui court après le personnage qu’il a inventé et qui lui échappe. Il voudrait s’en défaire parce qu’il le trouve ridicule. Il est convaincu qu’il va à sa perte. Pourtant il ne peut s’empêcher d’espérer que son aventure mènera quelque part et lui révélera quelque chose.

Sur la fin sibylline du récit, on n’en dira pas plus. Sinon que le narrateur dessine autour du héros le tableau d’une époque hagarde, où les hommes pressentent que tout peut s’effondrer mais continuent de vivre comme des automates dans des lieux sans beauté. Philip perd sa carte bleue, son téléphone s’éteint. Dès lors, il n’est plus de ce monde. Il est retombé dans l’ancien monde, où des puissances obscures, dieux ou déesses mais aussi démons, observaient les hommes, les guidaient, ou les égaraient. »  Astrid de Larminat

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« Etrange roman où un narrateur raconte l’histoire de ce personnage [Philip], comme s’il la découvrait avec nous ou plutôt comme si le parcours qu’il lui fait suivre n’était qu’une option possible de l’écrivain jouant de ses propres incertitudes, s’autorisant, en dépit de la vraisemblance, des digressions qui élargissent le panorama caustique qu’il brosse de notre monde. Beaucoup d’humour servi par une écriture sèche dans un roman déconcertant mais prenant. » C.B et A.-M.R.

L’auteur alémanique nous entraîne dans une folle odyssée à travers Zurich, sur les traces d’une inconnue remarquée par hasard pour ses ballerines violettes. Cette course citadine fantasque détraque bientôt le quotidien de Philip, homme d’affaires habitué à « gérer » mais que l’absurde obsession oblige peu à peu à sortir de sa zone de confort. Bizarrement, l’écrivain lui-même semble bientôt pris de doute sur sa faculté à diriger le destin de ses personnages … Une ambiance familière et dérangeante à la fois, qui débusque le mystère là où on ne voyait que la banalité – ou inversement !

« Lukas Bärfuss livre un roman haletant et lucide sur notre dépendance à la technologie, l’individualisme de la société contemporaine, l’amour et le fil très ténu auquel tient notre existence. »

« Avec ce petit chef-d'œuvre d'horlogerie romanesque, Lukas Bärfuss raconte la croissance du désordre dans l'ordre des choses. Une catastrophe d’abord lente, puis qui se précipite comme dans un entonnoir. (…)

Il y a dans ce roman tout à la fois tragique, cruel, sarcastique, comique et énigmatique, un petit côté Kafka sur les bords de la Limmat. Philip se jette sur les traces d’un désir inconnu de lui-même comme Joseph K, dans « Le procès », se lance à la poursuite de sa faute dont il ignore tout. » Michel Audétat

« À quelques jours de son plus grand succès professionnel, Philip commence son mouvement de destruction. Dans la foule sans visages d'une ville sans nom, il décèle soudain un détail qui éveille son attention : des ballerines gracieuses, au mouvement singulier. Ne parvenant pas à voir le visage de la femme qui les portent, il la suit et pendant longtemps, Lukas Bärfuss, prestigieux auteur et dramaturge suisse du moment, joue avec ce suspense hitchcockien de l'énigmatique femme-silhouette. (…)

Cette obsession, qui continue, comme pour ne jamais s'arrêter, le lendemain en sens inverse vers la ville, n'est pas à comprendre. Ou plutôt elle est compréhensible quand elle devient folle, existentielle, faite contre le monde et contre le temps. (…)

Aux yeux de Bärfuss, notre monde semble receler un enfer, perceptible seulement aux yeux de ceux qui chutent. »

Lire l’article de Léocadie handke en entier ici

Coups de cœur

« Comment un homme, aussi lucide et raisonnable que vous et moi, peut-il sombrer dans une obsession proche de la folie à la seule vue de ballerines bleu prune ? Lukas Bärfuss nous fait le récit d'un basculement aussi fascinant que perturbant. » Manon

« Lukas Bärfuss tisse une habile toile narrative qui agrippe le lecteur, l'ébranle, l'inspire, le force à se questionner. UN GRAND AUTEUR! » Laura

Extrait

Philip se tenait au soleil et s’alluma une cigarette. Cette année-là, le mois de mars était extraordinairement chaud, février déjà n’avait vu ni neige ni froid. Une situation de sud-ouest faisait grimper le mercure jusqu’à vingt degrés, des vents du sud amenaient une chaleur moite. Tout l’hiver, il n’y avait pas eu de gel pour éliminer la vermine, un souffle malsain flottait dans l’air, comme si ce n’était pas le printemps, mais une maladie fébrile qui s’annonçait. Des mouettes tournoyaient au-dessus de la rive du lac, qui était noire de monde, sur les bâches couvertes de fientes des voiliers amarrés se blottissaient des canards hirsutes qui rappelèrent à Philip les funestes nouvelles d’Extrême-Orient. Les gens tombaient malades d’un jour à l’autre, comme cet homme de la province du Guangdong qui avait été hospitalisé avec une forte fièvre, de la toux et des courbatures à l’hôpital Kwong Wah de Hong Kong. Il avait été contaminé par une poule abattue qu’un membre de sa famille avait achetée sur le marché de Kaiping. Après un choc cytokinique et un œdème pulmonaire, ses organes cessèrent de fonctionner. C’était en peu de temps le cinquième cas à l’issue fatale. Le virus ne se transmettait encore que de l’animal à l’homme, mais les médecins mettaient en garde contre l’agent pathogène le plus meurtrier depuis qu’on savait déceler la présence de la grippe, et ce n’était qu’une question de temps pour qu’il mute au point de passer d’une personne à l’autre et de faucher la moitié de la population sans défenses immunitaires.

Philip en était informé dans les moindres détails, et il le devait à un ami qui l’accompagnait toujours et qu’il consultait presque chaque minute pour savoir s’il s’était passé quelque chose dans le monde qui pouvait le concerner. Son compagnon était un téléphone intelligent sur lequel il écrivait, lisait et jouait et qui avait entamé sa victorieuse marche planétaire à peine quelques années plus tôt. Les rapports avec ces machines étaient obscurs. Ceux qui les développaient clamaient leur philanthropie, mais nous nous méfiions d’eux, les prenions pour des malfaiteurs, impliqués dans un projet visant à se débarrasser de l’humanité. Malgré tout, peu de gens renonçaient à ces appareils, bien au contraire, nous les utilisions d’autant plus, leur accordions une place dans un nombre croissant de domaines. Le travail n’était guère plus concevable sans eux, mais aussi durant les loisirs, en matière de santé et de plus en plus dans la vie amoureuse, on les laissait gérer, les suivait docilement tout en sachant combien il était peu probable qu’ils nous mènent au bonheur. Mais comme nous avions perdu confiance dans notre propre liberté, dans le savoir en quoi pouvait consister notre bonheur, nous restions connectés à ces appareils.

Chaque époque possède un outil dont elle dépend fondamentalement. La révolution industrielle est assimilée à la machine à vapeur, les Lumières avaient besoin de la casse et mon époque dépendait aussi d’un appareil, ce n’était toutefois pas le téléphone intelligent comme le croyait le plus grand nombre, c’était le bloc d’alimentation avec son câble, un petit transformateur pour charger les batteries au lithium-ion qui faisaient fonctionner ces machines à tout faire. Le bloc d’alimentation était petit et insignifiant, presque personne n’en parlait, mais à peine faisait-il défaut que ces téléphones intelligents étaient affamés, que les gens devenaient sourds et muets, séparés des autres et plutôt désemparés.

Philip était encore connecté. Il mit sa main en visière pour distinguer le clavier sur l’écran. Il restait, écrivit-il à Vera, dans les parages et, si Hahnloser apparaissait, on pouvait l’en informer. À cette occasion, il lui rappela de l’enregistrer à temps pour le vol vers Las Palmas, dans l’une des premières rangées pour ne pas perdre de temps à l’atterrissage et être à l’heure à Tejeda, afin de rencontrer un groupe de retraités qui y faisaient des vacances de randonnée et s’intéressaient à des logements pour personnes âgées. Philip voulait rester sur l’île jusqu’à vendredi, régler la paperasse avec le notaire et apposer les dernières signatures en bas des contrats. Il avait déjà vendu quatre des douze appartements alors qu’ils n’existaient que sur plan et dans un film d’animation ridicule. C’était le plus gros projet depuis qu’il s’était mis à son compte. La construction lui avait coûté du temps, de l’argent et de la patience, et il ne s’agissait désormais plus que de signer les contrats et d’empocher les bénéfices.

Philip attribua la fatigue qui l’envahissait au fait qu’il avait sauté le repas de midi et à la chaleur. Pendant l’heure qui lui restait avant de pouvoir se pointer chez Belinda, il voulut se terrer dans sa voiture et piquer un somme quelques minutes. Il monta au parking couvert sur la Promenade, qui lui parut étrangement désert peu avant cinq heures du soir. Il n’y avait pas âme qui vive, ni à la caisse en bas à l’entrée, ni dans la cage d’escalier, ni dans l’ascenseur. La plupart des cases étaient vides à l’étage G. C’était terriblement calme, il manquait même la musique pour inhiber l’agressivité qui grésillait d’ordinaire dans les haut-parleurs. Philip se demanda si un panneau indiquant une fermeture exceptionnelle ne lui avait pas échappé, s’il y avait une intervention de la police ou un incendie, raison pour laquelle on aurait évacué le parking, mais en entendant un moteur puis des voix dans les étages inférieurs, il se rasséréna et alla à sa BMW. Il l’ouvrit, fit glisser le siège en arrière, baissa le dossier, se débarrassa du dinosaure qui traînait là et se mit à l’aise. Il alluma la radio, seul un murmure était perceptible ; même son téléphone, comme il le constata, n’avait pas de réception dans ce bâtiment, derrière ces murs en béton. Il s’énerva, ils auraient pu installer une antenne, le voilà coupé de son entourage, et si Hahnloser venait quand même, le message de Vera ne lui parviendrait pas.

Ce qui passa à ce moment-là par la tête de Philip n’est pas certain. Il soupesa sans doute la probabilité que cette affaire aboutisse encore, peut-être songea-t-il à chercher une place de parc à l’extérieur, mais c’était presque impossible à ces heures ; il perdrait seulement un temps précieux.

On le retrouva peu après à Bellevue, à quelques pas du café. Philip se tenait devant le kiosque à bretzels, étourdi par la puanteur de la graisse, du sel et du bicarbonate de soude. Il vit la foule sortir du grand magasin dans la Theaterstrasse. Il vit les gens avec lesquels il partageait la ville, vit les hommes d’affaires aux joues rasées, les secrétaires dans la fraîcheur de la fin de journée, chargées de camelote chinoise dont elles garniraient leurs piaules en banlieue, vit le bonheur sur leurs visages. Il sentit les adolescents qui puaient la taurine et le sperme, vit leurs yeux pleins d’espoir, enivrés d’illusions – ils ne savaient pas qu’ils étaient pris au piège depuis longtemps, asservis depuis longtemps aux contrats de crédit. Et il vit une caissière grassouillette pendant sa pause cigarette, vit sa peau suiffeuse et sentit son désir insatisfait dont seul un doigt mal manucuré, le sien, la délivrerait momentanément ; il la vit piquer furtivement, entre deux bouffées, des pralines italiennes à la liqueur dans les poches de son tablier en polyester et les glisser dans la bouche – pour soudain, en sentant le goût du filtre brûlé, sortir de son rêve éveillé et l’écraser comme le mégot de sa cigarette terminée.

Et dans une cohue que la porte tournante rejetait à la pelle hors du grand magasin, il vit aussi une paire de ballerines bleu prune, deux farouches belettes perdues dans le piétinement, dans une cavalcade de chaussures basses et de lourdes bottes. Il n’en vit pas plus, la jeune femme qui se frayait un passage dans la foule resta invisible. Philip tourna la tête pour en distinguer davantage. Un instant, sa silhouette sembla petite, gracile, vulnérable. Il la pensa dans la vingtaine. Il ne put discerner son visage, mais à ce moment-là déjà, son parfum lui monta sans doute au nez, ou l’idée de son parfum, rose ou jasmin. Ses cheveux brillaient, un reflet de poudre, de lait et d’huile les entourait. Ce n’était pas pour plaire qu’elle donnait à sa peau ce dont elle avait besoin, elle ne faisait que valoriser son corps, qu’elle bougeait avec gracilité et agilité autour d’individus inattentifs. Et lorsqu’elle se détacha de la cohue, Philip crut reconnaître un geste de sa main ou de sa tête, un mouvement qui l’attira, l’invita à la suivre, ce qui ne pouvait être qu’une illusion, car elle ne l’avait sûrement pas remarqué. Mais il n’y avait pas de doute pour Philip : elle le visait, elle lui envoyait un signe. Il se dégagea de son pilier et suivit la jeune femme dans la marée humaine.

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