Philip se tenait au soleil et s’alluma une cigarette. Cette année-là, le mois de mars était extraordinairement chaud, février déjà n’avait vu ni neige ni froid. Une situation de sud-ouest faisait grimper le mercure jusqu’à vingt degrés, des vents du sud amenaient une chaleur moite. Tout l’hiver, il n’y avait pas eu de gel pour éliminer la vermine, un souffle malsain flottait dans l’air, comme si ce n’était pas le printemps, mais une maladie fébrile qui s’annonçait. Des mouettes tournoyaient au-dessus de la rive du lac, qui était noire de monde, sur les bâches couvertes de fientes des voiliers amarrés se blottissaient des canards hirsutes qui rappelèrent à Philip les funestes nouvelles d’Extrême-Orient. Les gens tombaient malades d’un jour à l’autre, comme cet homme de la province du Guangdong qui avait été hospitalisé avec une forte fièvre, de la toux et des courbatures à l’hôpital Kwong Wah de Hong Kong. Il avait été contaminé par une poule abattue qu’un membre de sa famille avait achetée sur le marché de Kaiping. Après un choc cytokinique et un œdème pulmonaire, ses organes cessèrent de fonctionner. C’était en peu de temps le cinquième cas à l’issue fatale. Le virus ne se transmettait encore que de l’animal à l’homme, mais les médecins mettaient en garde contre l’agent pathogène le plus meurtrier depuis qu’on savait déceler la présence de la grippe, et ce n’était qu’une question de temps pour qu’il mute au point de passer d’une personne à l’autre et de faucher la moitié de la population sans défenses immunitaires.
Philip en était informé dans les moindres détails, et il le devait à un ami qui l’accompagnait toujours et qu’il consultait presque chaque minute pour savoir s’il s’était passé quelque chose dans le monde qui pouvait le concerner. Son compagnon était un téléphone intelligent sur lequel il écrivait, lisait et jouait et qui avait entamé sa victorieuse marche planétaire à peine quelques années plus tôt. Les rapports avec ces machines étaient obscurs. Ceux qui les développaient clamaient leur philanthropie, mais nous nous méfiions d’eux, les prenions pour des malfaiteurs, impliqués dans un projet visant à se débarrasser de l’humanité. Malgré tout, peu de gens renonçaient à ces appareils, bien au contraire, nous les utilisions d’autant plus, leur accordions une place dans un nombre croissant de domaines. Le travail n’était guère plus concevable sans eux, mais aussi durant les loisirs, en matière de santé et de plus en plus dans la vie amoureuse, on les laissait gérer, les suivait docilement tout en sachant combien il était peu probable qu’ils nous mènent au bonheur. Mais comme nous avions perdu confiance dans notre propre liberté, dans le savoir en quoi pouvait consister notre bonheur, nous restions connectés à ces appareils.
Chaque époque possède un outil dont elle dépend fondamentalement. La révolution industrielle est assimilée à la machine à vapeur, les Lumières avaient besoin de la casse et mon époque dépendait aussi d’un appareil, ce n’était toutefois pas le téléphone intelligent comme le croyait le plus grand nombre, c’était le bloc d’alimentation avec son câble, un petit transformateur pour charger les batteries au lithium-ion qui faisaient fonctionner ces machines à tout faire. Le bloc d’alimentation était petit et insignifiant, presque personne n’en parlait, mais à peine faisait-il défaut que ces téléphones intelligents étaient affamés, que les gens devenaient sourds et muets, séparés des autres et plutôt désemparés.
Philip était encore connecté. Il mit sa main en visière pour distinguer le clavier sur l’écran. Il restait, écrivit-il à Vera, dans les parages et, si Hahnloser apparaissait, on pouvait l’en informer. À cette occasion, il lui rappela de l’enregistrer à temps pour le vol vers Las Palmas, dans l’une des premières rangées pour ne pas perdre de temps à l’atterrissage et être à l’heure à Tejeda, afin de rencontrer un groupe de retraités qui y faisaient des vacances de randonnée et s’intéressaient à des logements pour personnes âgées. Philip voulait rester sur l’île jusqu’à vendredi, régler la paperasse avec le notaire et apposer les dernières signatures en bas des contrats. Il avait déjà vendu quatre des douze appartements alors qu’ils n’existaient que sur plan et dans un film d’animation ridicule. C’était le plus gros projet depuis qu’il s’était mis à son compte. La construction lui avait coûté du temps, de l’argent et de la patience, et il ne s’agissait désormais plus que de signer les contrats et d’empocher les bénéfices.
Philip attribua la fatigue qui l’envahissait au fait qu’il avait sauté le repas de midi et à la chaleur. Pendant l’heure qui lui restait avant de pouvoir se pointer chez Belinda, il voulut se terrer dans sa voiture et piquer un somme quelques minutes. Il monta au parking couvert sur la Promenade, qui lui parut étrangement désert peu avant cinq heures du soir. Il n’y avait pas âme qui vive, ni à la caisse en bas à l’entrée, ni dans la cage d’escalier, ni dans l’ascenseur. La plupart des cases étaient vides à l’étage G. C’était terriblement calme, il manquait même la musique pour inhiber l’agressivité qui grésillait d’ordinaire dans les haut-parleurs. Philip se demanda si un panneau indiquant une fermeture exceptionnelle ne lui avait pas échappé, s’il y avait une intervention de la police ou un incendie, raison pour laquelle on aurait évacué le parking, mais en entendant un moteur puis des voix dans les étages inférieurs, il se rasséréna et alla à sa BMW. Il l’ouvrit, fit glisser le siège en arrière, baissa le dossier, se débarrassa du dinosaure qui traînait là et se mit à l’aise. Il alluma la radio, seul un murmure était perceptible ; même son téléphone, comme il le constata, n’avait pas de réception dans ce bâtiment, derrière ces murs en béton. Il s’énerva, ils auraient pu installer une antenne, le voilà coupé de son entourage, et si Hahnloser venait quand même, le message de Vera ne lui parviendrait pas.
Ce qui passa à ce moment-là par la tête de Philip n’est pas certain. Il soupesa sans doute la probabilité que cette affaire aboutisse encore, peut-être songea-t-il à chercher une place de parc à l’extérieur, mais c’était presque impossible à ces heures ; il perdrait seulement un temps précieux.
On le retrouva peu après à Bellevue, à quelques pas du café. Philip se tenait devant le kiosque à bretzels, étourdi par la puanteur de la graisse, du sel et du bicarbonate de soude. Il vit la foule sortir du grand magasin dans la Theaterstrasse. Il vit les gens avec lesquels il partageait la ville, vit les hommes d’affaires aux joues rasées, les secrétaires dans la fraîcheur de la fin de journée, chargées de camelote chinoise dont elles garniraient leurs piaules en banlieue, vit le bonheur sur leurs visages. Il sentit les adolescents qui puaient la taurine et le sperme, vit leurs yeux pleins d’espoir, enivrés d’illusions – ils ne savaient pas qu’ils étaient pris au piège depuis longtemps, asservis depuis longtemps aux contrats de crédit. Et il vit une caissière grassouillette pendant sa pause cigarette, vit sa peau suiffeuse et sentit son désir insatisfait dont seul un doigt mal manucuré, le sien, la délivrerait momentanément ; il la vit piquer furtivement, entre deux bouffées, des pralines italiennes à la liqueur dans les poches de son tablier en polyester et les glisser dans la bouche – pour soudain, en sentant le goût du filtre brûlé, sortir de son rêve éveillé et l’écraser comme le mégot de sa cigarette terminée.
Et dans une cohue que la porte tournante rejetait à la pelle hors du grand magasin, il vit aussi une paire de ballerines bleu prune, deux farouches belettes perdues dans le piétinement, dans une cavalcade de chaussures basses et de lourdes bottes. Il n’en vit pas plus, la jeune femme qui se frayait un passage dans la foule resta invisible. Philip tourna la tête pour en distinguer davantage. Un instant, sa silhouette sembla petite, gracile, vulnérable. Il la pensa dans la vingtaine. Il ne put discerner son visage, mais à ce moment-là déjà, son parfum lui monta sans doute au nez, ou l’idée de son parfum, rose ou jasmin. Ses cheveux brillaient, un reflet de poudre, de lait et d’huile les entourait. Ce n’était pas pour plaire qu’elle donnait à sa peau ce dont elle avait besoin, elle ne faisait que valoriser son corps, qu’elle bougeait avec gracilité et agilité autour d’individus inattentifs. Et lorsqu’elle se détacha de la cohue, Philip crut reconnaître un geste de sa main ou de sa tête, un mouvement qui l’attira, l’invita à la suivre, ce qui ne pouvait être qu’une illusion, car elle ne l’avait sûrement pas remarqué. Mais il n’y avait pas de doute pour Philip : elle le visait, elle lui envoyait un signe. Il se dégagea de son pilier et suivit la jeune femme dans la marée humaine.