Ce matin, Stefan se réveille comme d’habitude au son de l’alarme réglée à 6h30. Il attrape son téléphone posé sur sa table de nuit en bois acajou, assortie à la tête de lit à laquelle il s’adosse un instant. Il consulte sa messagerie, les réseaux, des données chiffrées envoyées par un client, puis se lève, tire sur les rideaux de velours qui laissent apparaitre, au-delà de la vitre et de la terrasse, une vue imprenable sur la ville. Il rejoint la cuisine dont les spots encastrés s’illuminent à son passage, éclairant les vastes carreaux sombres du plan de travail sur lequel sont entreposés quelques rares éléments dont la cafetière, qu’il allume. Il file à la salle de bain, carreaux un peu plus clairs, douche ou baignoire au choix, le matin c’est douche à l’italienne et multi-jets. Il revient quelques instants plus tard à la cuisine, vêtu d’un de ses costumes, le café est dans la tasse. Dans un placard il trouve une biscotte et le beurre dans le réfrigérateur que jusque-là nous n’avions pas distingué – encastré qu’il est dans sa parure de bois. Depuis une enceinte invisible, une radio égrène des informations. Il ne les écoute pas. De nouveau à la salle de bains, il se brosse les dents, sans à-coups, tel que le lui a expliqué le docteur Gilard dans un sordide clin d’œil – comme on caresserait une femme. Stefan caresse donc l’ivoire de ses dents et sa pensée passe de son dentiste à Natacha – cette histoire de caresse – si bien qu’il en oublie les recommandations médicales, la brosse dévie, dérape, la gencive, aïe. L’émail du lavabo reçoit un crachat de mousse blanche rosie de sang. Stefan se rince. S’essuie. Un coup d’œil au miroir. Il prononce son nom à son reflet tel que dans le film. Stefan Bouké. Il essaie de se rappeler les débuts de l’entreprise, juste après l’école. Il a rêvé de la soirée de remise des diplômes la nuit dernière. Stefan Bouké, répète-t-il à l’envi. Stefan Bouké qui, quinze ans plus tard, doit annoncer à toute son équipe les nouvelles perspectives de Bouké et Parteneure, l’avenir avec Vue Mer.
Stefan Bouké.
Allez, ça suffit.
Suivent dans le couloir un léger bruissement de tissu, un clair grelot de porte-clés et un claquement sourd de porte blindée.
La voiture est garée dans une rue adjacente ; c’est l’avantage dans ce quartier résidentiel, on peut y laisser sa voiture dehors. Stefan a trouvé une place sans peine hier soir en revenant de son rituel running au bois. Une dizaine de tours de lacs, canards et poules d’eau, suivi d’un parcours balisé entre les arbres, à presque en oublier le tumulte citadin à quelques pas de là. En cette saison automnale, la lumière dorée de fin de journée fait ruisseler la brume mousseuse sur les pierres et rougeoyer les feuilles tombées au sol.
À l’approche de Stefan, qui possède dans sa poche un boîtier de reconnaissance, la voiture émet un bip et les phares clignotent. Il ouvre d’abord la portière côté passager, enlève son imperméable et le place délicatement sur le siège. Contourne ensuite le véhicule, s’installe à la place du conducteur.
Seulement voilà : il ne pose pas les mains sur le volant, il ne pousse pas le bouton pour enclencher le contact, il ne bouge pas.
Ce matin, Stefan Bouké ne démarre pas.