Il s’était attendu à une petite ville, un lieu de science à l’abri des vents. En dehors de Paris, les opérations étaient naturellement moins fréquentes, mais la vie, disait-on, était aussi moins chère. En arrivant à Heidelberg en février 1886, José Rizal imaginait avoir devant lui des journées de travail tranquilles. Le matin, il opérerait des yeux, l’après-midi, il apprendrait l’allemand et la nuit, il travaillerait à son roman.
À peine était-il arrivé à la gare qu’il se renseignait sur le lieu où il pourrait trouver des étudiants. Il voulait leur demander qui était ici le meilleur professeur en ophtalmologie. On lui recommanda la brasserie Gulden.
Finalement, il vit des étudiants partout ; ils déboulaient en groupes plus ou moins grands dans les rues de la vieille ville, dans le même uniforme ou presque que les employés des chemins de fer qu’il avait pris pour des soldats. Les couvre-chefs colorés, les insignes étincelants se détachaient sur la neige. On saluait l’étranger en le croisant et, quand il entra dans la brasserie, un groupe de casquettes jaunes l’invita à sa table. Comme on ne comprenait pas les mots d’allemand qu’il prononçait avec peine, il parla latin. Les étudiants étaient enchantés et recommandèrent le Dr Otto Becker, directeur de la clinique universitaire ophtalmologique. Puis ils lui montrèrent comme on trinquait dans la région : on lève sa bière, prosit, on boit.
Rizal eut quelque mal à sourire en découvrant leur visage. La moitié gauche et la moitié droite semblaient disjointes. Une joue était tendre, la peau veloutée facilement rosissante ; l’autre était défigurée par des cicatrices grossières, un champ de bataille en miniature. De vieux vétérans au visage poupin, voilà l’effet que lui faisaient les étudiants allemands. Mais leurs rires francs emplissaient la brasserie. Après la quatrième bière, ils l’invitèrent à rejoindre la Suevia, une fraternité d’étudiants.
Le programme de ses journées en fut bouleversé ; il fréquentait assidûment la brasserie et traversait souvent le fleuve avec les étudiants pour se rendre en dehors de la ville dans une auberge où l’on croisait le fer dans une arrière-salle aux grandes fenêtres ouvertes sur le tas de fumier et la fosse à purin. Il était devenu l’assistant du professeur Becker, mais si, au cours de ces combats qu’on appelait Mensur, il fallait recoudre une entaille à la tête ou au visage, il prêtait aussi main-forte au médecin présent, le Dr Immisch. En souffrait la révision du roman qu’il avait commencé d’écrire à Madrid et poursuivi à Paris. Il n’en était pas satisfait encore et fuyait pourtant devant le travail. La requête que lui envoya des Philippines son frère Paciano tombait donc plutôt mal :
« Puisque tu as appris l’allemand, traduis-nous Schiller dans ta langue maternelle. »
C’est à Paciano qu’il devait sa fuite secrète hors de la colonie, la traversée de Manille à Barcelone, par Singapour, Colombo, Aden, Naples et Marseille. Paciano avait financé ses études à Madrid, son apprentissage chez le Dr Wecker à Paris et il avait encouragé Rizal à suivre la voie de ses intérêts intellectuels plutôt que de céder à des impératifs financiers. Mais depuis quelque temps, il sommait le petit frère d’être plus économe, de chercher à gagner de l’argent par lui-même. Il mettait en garde contre les mauvaises récoltes, contre la chute des prix. On ne pouvait prédire ce que rapporterait la canne à sucre dans les prochains temps.
[…]
Il s’essaie à traduire quelques lignes, déjà les montagnes qu’il avait sous les yeux à Wilhelmsfeld se transforment en chaîne des Alpes. Les falaises se couvrent de feuillages, les pentes abruptes se parent de sapins et d’arolles, les sommets se perdent parmi les nuages. Il en est de même à Calamba, dans l’arrière-pays de Manille, où le mont Makiling s’élève au-dessus d’un lac. Mais le sommet est rarement visible, on dirait qu’il disparaît dans le ciel.
La lecture fond les paysages l’un dans l’autre et tout se déroule en même temps. Deux nouvelles voies sont ouvertes au commerce.
Des caravanes de mulets quittent les villes italiennes pour emprunter un sentier escarpé dans les montagnes enneigées. Le col du Gothard offre un nouvel accès aux marchés du Nord. Le roi d’Autriche compte bien en tirer profit, ses baillis prétendent que les vallées d’Uri, Schwyz et Unterwald lui appartiennent.
Au pied des flancs sombres et boisés des montagnes fumantes des îles des Philippines surgissent des galions espagnols, les jonques chinoises arrivent par l’autre côté. Ils se retrouvent à Manille, c’est ici que sont négociées et échangées les marchandises rares. Les Espagnols s’installent bientôt en maîtres.
Quand Rizal traduit et que la forêt devient une gubat, le ciel un langit, le mont Makiling se transforme en avant-poste d’un imposant massif rocheux, des Alpes tagales surgissent en bordure du Pacifique. Le drame s’enflamme à cause d’un seul sentier marchand. Il relie une mer à l’autre, se faufile entre les arbres géants de la forêt tropicale, grimpe vers les rochers, les lianes grises. Ses pierres sont polies par les sabots, elles brillent sous la pluie qui, des mois durant, s’abat sur elles. La boue, qui finit par rester, sèche et s’éparpille en été. Une poussière brun clair envahit alors les vallées.
Là où ce sentier rejoint la côte, les marchandises sont chargées sur les bateaux. Golfe ou fjord, la mer s’engouffre entre les montagnes et remplit une vallée. Le foehn entraîne les bateaux étrangers vers la côte, une mousson les emporte au large. De lourdes jonques accostent ; derrière les montagnes, la cargaison des galions est débarquée. Leur charge la plus précieuse est composée de statues de la Vierge et du Nazaréen ; elles survivent même aux flammes qui s’emparent parfois des bateaux en haute mer, dans le feu elles deviennent noires et poursuivent seules sur les flots.
Des deux côtés, la mer mord sur les montagnes enneigées, mais c’est toujours une mer du sud, de n’importe quel côté.
Le chemin entre les fjords est abrupt. Les mulets grimpent lentement en file indienne et, au moment d’atteindre le col, ce n’est plus le sol qu’ils foulent, mais l’air. Le sentier ici est suspendu. Une prouesse des ouvriers indigènes que de faire passer le chemin par ici, reliant jonques et galions.
La chaîne de montagnes empêche que tout se confonde. Elle divise la mer et s’élève comme une île ; aussi loin que porte le regard, les crêtes s’étendent, se fondent dans l’horizon, disparaissent dans le bleu, comme si la mer n’était pas seulement devant et derrière, mais tout autour, en haut et en bas. Une fois par année, elle tombe du ciel et emporte au fond des vallées des blocs de terre, des morceaux de glacier et des rocs entiers, les arbres et la boue envahissent les villages. Quand les cascades gèlent, alors seulement tout s’immobilise à nouveau, en attente sous le tapis de neige jusqu’à ce que la glace se dissolve en brouillard. Les avalanches s’évaporent et le ciel devient tout blanc. Les herbes jaillissent du sol, les plantes se répandent et les buissons verdissent d’un coup : c’est une nature en ébullition, déjà l’été arrive et l’on charge les mulets.
Dans le golfe rien ne gèle ; sous l’eau les algues pourrissent en pleine croissance, là où tombe un rayon de soleil se scinde un banc de poissons multicolores.