3 Jean-Georges Lossier à Alice Rivaz
Le 11 mars 1945
À mon tour, Mademoiselle, de vous dire merci. Merci de votre bonne lettre que j’ai si bien comprise, et à la suite de laquelle j’aurais beaucoup à dire !
Ce que j’aime dans votre oeuvre, c’est ce lent cheminement, ces poignées de temps et de gravier que subitement vous prenez dans vos mains. Et vous les tenez, elles, alors que moi, cette quête dans un royaume doré est toujours si difficile, ne se termine jamais. Et cette attente atroce devant le poème qui se refuse. Pourquoi être poussé si fort à dire, et pourquoi dire si difficilement !
J’ai lu votre récit «Une Marthe », que je trouve excellent, plein d’images magnifiques (celle du tiret entre les dates, celle de l’horloger qui écoute les battements de ses créatures) et surtout j’y retrouve cette atmosphère qui est bien à vous, celle de la peine, d’une certaine peine des hommes, des femmes! Et vous me semblez ici aller loin, par ceconstant rappel de notre destin commun, par ce ton de profonde, de pareille humanité que rendent vos créatures. Oui, je répète encore, vous avez beaucoup à dire, car justement vous me semblez faire tomber, comme personne ici, cette monotone pluie des jours qui me touche infiniment, me transperce !
R. Rolland m’écrivait, après que je lui eus présenté des poèmes que je qualifiais de « sociaux », qu’il trouvait étrange que mes êtres ne se révoltent pas, n’accomplissent pas de gestes violents (dans le sens de l’action). Et moi alors de remplir des pages pour lui parler de la valeur du témoignage. Je n’ai pas besoin, je suis sûr, de longuement m’expliquer, vous m’avez compris. Vous êtes un témoin si implacablement pénétrant !
Dans «Une Marthe », peut-être aurais-je aimé que vous suiviez, durant quelques lignes encore, Daniel et Marthe. Ils sont devenus si présents que c’est presque une déception de les quitter sans qu’ils aient été cernés tout à fait, dans leur vie réelle ! Mais peut-être ai-je tort, et suis-je comme ces lecteurs qui demandent du « tout mâché » ! Peut-être, à vrai dire, doit-on respecter le rêve ! Croyez, je vous prie, dans l’attente de vous rencontrer, à mes meilleurs sentiments
J.-G. Lossier
P. S. Ah ! la peine des femmes, comme vous savez l’évoquer ! Bien mieux que tant d’auteurs féminins qui vivent « d’évasions » ! Tout cela fait partie de ce grand cri qu’il faut pousser « la femme est une personne » ! Pour ma part, je le pousse dans mon article, ainsi intitulé et que je vous enverrai lorsqu’il paraîtra9.
4 Alice Rivaz à Jean-Georges Lossier
5, Av. Weber 19 [mars] 1945
Monsieur,
Ce soir j’ai relu certains de vos poèmes que je préfère entre tous. Ainsi « Oraison », dont les beautés sont inépuisables, « Jadis », « Première Vie », « Déesse ». Mais j’aimerai les autres aussi, tour à tour, à mesure que je m’en approcherai davantage pour les vivre. Le miracle de la vraie poésie, c’est cette condensation en un point, cette rencontre d’éléments épars jusqu’alors, qui choisissent le coeur du poète pour leur mariage, peut-être longtemps préparé, attendu, pressenti. Les poètes sont des mariés. Ne vous étonnez donc pas que parfois le poème se refuse. Non, il ne se refuse pas, il se refuse à naître vite, voilà. Entre la Visitation et la Nativité, il y a l’attente, l’espérance. Je sais que c’est parfois torturant, moi qui ne suis pas poète, j’éprouve ces mêmes affres. Alors je pense aussi aux arbres, à ce qui se passe en eux sous l’écorce, des mois, des mois, des mois durant.
Oui, votre poésie est belle. Il y a des vers qui lancent de longs rayons, des mots qui sont comme des dalles de tombeaux soulevées. Et ce va-et-vient des vivants et des morts, votre va-et-vient à vous par-delà votre propre vie, votre propre mort, par-delà votre corps, demeure délaissée et retrouvée tour à tour. Mais pourquoi commenter, puisque la poésie est là pour dire ce que la prose ne peut pas dire.
Témoins, oui. Je comprends, devine ce que vous avez pu dire à Romain Rolland là-dessus. Et justement je lis dans Labyrinthe (article de Guyot sur Kafka) cette parole du livre du Zohar : « Le pouvoir des cris est si grand qu’ils déchirent les rigueurs d’écriture contre l’homme».
Cet après-midi j’ai cueilli une violette. Que tout cela nous revienne encore, même maintenant! Mais comme avec tout ce qui est trop beau, on a envie de dire: pas si vite, pas si vite. Jamais, on ne sera assez accordé, assez prêt, pour revoir les aubépines, les fleurs de l’érable, les poiriers blancs.
J’espère moi aussi que je vous rencontrerai de nouveau. Mais je sais combien votre temps est compté, précieux. Pourtant, si, une fois ou l’autre, vous n’avez absolument rien de mieux à faire, faites-moi signe, et vous viendrez voir ma reproduction de Cézanne et mon aquarelle d’Eisenschitz.
Je sais que je ne vous ai pas dit sur votre art ce que je voudrais pouvoir dire. C’est difficile.
Mais vous me pardonnez.
Avec ma sympathie très amicale
Alice Golay