Je crois que je n’aime plus mon mari.
Et dire que toute ma famille s’imagine que c’est l’homme de ma vie parce que pendant longtemps j’ai beaucoup peiné, travaillé pour lui, à cause de lui. Mais est-ce à cela que se mesure l’amour ? Je ne le pense pas. Ce qui se mesure là, ce qui porte témoignage, n’est-ce pas plutôt une certaine obéissance à une destinée ? Oui, obéissance, nom plus vrai que celui d’amour et qui, peu à peu, se substitue à lui quand les écailles commencent à nous tomber des yeux et que nous osons nommer les êtres et les sentiments par leur vrai nom, quand ceux que nous appelons « mon mari » nous apparaissent ce qu’ils sont vraiment, peut-être des passeurs d’eau qui ne savent ce qu’ils font, mais le font, afin qu’à leur suite, à leur ombre, embarquées avec eux pour ce passage d’une rive à l’autre, il nous soit donné de ne pas connaître dans la solitude ses remous, son écume, afin que nous ne restions pas sans compagnon et sans témoin durant cette traversée. Mais qu’il est difficile de voir simplement un compagnon dans celui qui fut si longtemps autre chose. Et encore ! Quel compagnon ! Alors qu’il est justement si peu fait pour être celui d’une femme. Si peu fait pour vivre avec nous, n’aimant pas les mêmes choses que nous, n’aspirant pas aux mêmes choses que nous, attiré par ce que nous n’aimons pas, indifférent et parfois hostile à ce que nous aimons. Combien désormais je lui préférerais la compagnie d’une amie, d’une mère. C’est que, en vérité, ils sont d’une autre espèce que nous. Dès mon enfance je l’avais compris. C’est entre eux qu’ils devraient passer leur vie, poursuivre leur destin. Ils ne sont du reste vraiment heureux, vraiment eux-mêmes qu’entre eux, sans nous. Chaque fois que Philippe part pour le service militaire, je vois sur son visage le calme joyeux de celui qui va retrouver les siens. Mieux que tous les livres d’Histoire, son expression m’explique leurs grands départs en masse depuis la nuit des temps. Tous ces Croisés, ces Ligueurs, ces Combattants de tant de causes, toutes ces interminables files, ces cortèges en marche vers la lutte et vers la mort. Leurs chants, leurs clameurs qui s’élèvent pour un oui, un non, parfois pour moins encore. Leur hâte à répondre à ce mystérieux appel qui les agglutine. Compagnonnage de l’aventure, des plaies, des hymnes, des serments. Ce qui, à chaque génération, les pousse vers quelque incompréhensible carnage. Et à chaque génération les plus intelligents d’entre eux occupés à mettre un nom, des noms, sur le carnage, afin de l’expliquer et de le justifier.
Parfois je me le demande: qu’avons-nous à faire avec de tels fous ?