« (…) Trame ouverte qui ressortit au conte dans la description de cette bâtisse corsetée par une forêt vibrante de présences, où les fromages vieillissent dans une cage à oiseaux, où le décor minéral dominé par un château au pigeonnier incendié semble palpiter encore des récits légendaires du père. Les menaces y sont diffuses et le rapport à l’autre toujours distordu, vu par le prisme d’une caméra thermique, d’un œilleton monté à l’envers sur la porte d’entrée, d’une visioconférence brumeuse. Dans la combe, l’étang tourbeux avale le reflet de la lune ; univers merveilleux éclairé à la bougie, qui pourrait tendre vers un néoromantisme noir n’était ce pointillisme descriptif, cet antilyrisme placé sous l’égide de Perec.
Car le personnage d’Agathe travaille à une adaptation à l’écran du roman W ou le souvenir d’enfance, et l’on ne peut s’empêcher de déceler un sous-texte perecquien dans l’étrange aphasie du personnage de Véra, surtout dans cette prose dénuée de pathos, qui excelle à ouvrir l'imaginaire en consignant cet infime du quotidien que l’auteur de La vie mode d’emploi appelait l’infra-ordinaire.
Avec ce roman très personnel, écrit et ancré dans le territoire de sa naissance comme pour boucler un cheminement littéraire autant qu’identitaire, Elisa Shua Dusapin signe une méditation sur l’absence – de voix, de père, d’enfant, de foyer -, dont la brièveté est le masque d’une complexité qu’on ne lui connaissait pas encore. Elle ouvre ainsi son œuvre à une dimension nouvelle, où ses évanescences coutumières font place à un décor tellurique, tandis que la dialectique entre violence et douceur prend des formes plus âpres, odorifères et sauvages. Ce livre en main, on est emporté. »
Un article de Thierry Raboud à lire ici