I
Décembre 2005
March
J’ai peur qu’il n’y ait plus rien à dessiner. Voilà des mois maintenant que ce sentiment va et vient, il s’éloigne quand je suis dans l’atelier mais s’approche à pas de loup lorsque je suis dans la maison, au jardin, ou en route pour faire les courses. Parfois, au lieu d’arriver tout doucement, il me saute littéralement dessus dans un mouvement semblable à celui d’une voile qui se déploie soudain sous l’effet d’un vent violent, avec un claquement sec de la toile, et il me fait sursauter. Lorsque cela se produit, j’essaie de penser à des lignes, à des ombres, à la perspective, à des formes, ou je m’efforce de faire apparaître les images entières que je vois lorsque je ferme les yeux. Elles semblent avoir toujours été présentes à mon esprit, complètes, saccadées comme celles d’un film.
Peut-être n’est-ce pas le fait qu’il n’y ait rien à dessiner qui me dérange, mais plutôt la question de savoir pourquoi je devrais dessiner, tout simplement.
Et puis il y a aussi la peur de ne pas savoir comment dessiner les choses, comment relier des lignes entre elles pour que quelque chose se matérialise sur le papier. Tout cela peut être assez épuisant et me fait errer dans la maison. Des matinées entières passent ainsi.
Il faut dire aussi que je suis perturbé par une terrible invasion de fourmis qui ont pris possession des lieux après des semaines de pluie.
On dirait vraiment qu’elles ont envahi Johannesburg. Quand je marche dans la rue, j’en vois des armées qui descendent la route, passent les murs des jardins, défilent sur les trottoirs et même qui grouillent sur les troncs des jacarandas.
Les poignées de portes et les interrupteurs m’inquiètent également, je ne peux pas les toucher sans aller me laver les mains à la salle de bain, c’est une grande perte de temps. J’essaie de les garder enfoncées dans mes poches pour éviter cette bêtise mais j’oublie souvent de le faire. Je touche une poignée et, immédiatement, me vient la pensée des germes qui s’accumulent dans ma paume. Bien sûr, j’essaie de refouler l’idée, je fais du thé ou n’importe quoi d’autre pour me distraire, mais la sensation finit par être trop forte, elle frise la panique, alors j’abandonne et je me lave les mains. Je dois fermer les robinets avec une serviette en papier pour ne pas devoir tout recommencer.
Parfois, je perçois à la limite de mon champ de vision un étrange petit groupe de silhouettes – c’est un trouble optique, une sorte d’acouphène visuel – que je dois chasser d’un mouvement de tête. La nuit lorsque je m’endors ou dans la journée quand je suis plongé dans une activité machinale, je vois ce cercle de silhouettes qui se déplacent en traînant les pieds et en murmurant. Elles apparaissent de plus en plus souvent ces derniers temps. Elles viennent sans être invitées – évidemment, qui voudrait de si fantomatiques visiteurs ? – et s’imposent à moi avec leurs murmures. Étranges fantômes qui semblent toutefois assez réels pour qu’on les touche ou qu’on leur parle, bien que je m’efforce de résister à cette tentation et, grâce à dieu, je ne me suis pas surpris à le faire jusqu’à maintenant. Une ou deux fois, j’ai imaginé l’un d’eux se retourner pour me regarder droit dans les yeux, et je ne suis pas sûr de ne pas lui avoir bel et bien adressé la parole. De ne pas être entré dans leur cercle.
Je continue à graver, reproduisant dix fois ou plus une image que j’aime, pour me donner l’impression de faire quelque chose. Je me réfugie dans l’odeur de l’atelier, dans la sensation familière du chiffon dans ma main, du roulement de l’encre sur la plaque, j’écoute le son moite qu’elle produit alors qu’elle passe du rouleau au cuivre comme du plastique qui fond. Et puis je l’essuie et je vérifie les lignes pour voir ce qui s’est étalé dans les minuscules tailles et rainures, je fais bouger la plaque dans un sens et dans l’autre, j’examine les traits pour m’assurer qu’ils retiennent quelque chose. J’essuie et essuie encore, jusqu’à ce que la surface de cuivre me renvoie son brillant sur les espaces plats que je n’ai pas gravés. Tout en faisant cela, je reste concentré sur la plaque, j’observe sa surface métallique sous ma main, je ne pars pas à la dérive, dieu merci. Mais il arrive que son scintillement m’hypnotise et j’ai alors l’impression de flotter au loin avant de reprendre mes esprits avec l’image qui réapparaît, glissant vers moi. Pour éviter ces moments d’absence, je me concentre sur les actions, les actes répétitifs qui, je l’espère, produiront un dessin sur le papier.
Ma mère s’approche de moi tout doucement elle aussi. Elle est morte, bien sûr, et ce n’est donc pas ma mère ni son fantôme mais sa présence dans ma tête. Non pas un souvenir – cela serait supportable – mais une pensée d’elle comme si elle était toujours vivante, et même dans la pièce d’à côté. Cela m’aide de me rappeler qu’elle est morte. Depuis combien de temps maintenant ? Je calcule les années et répète à voix haute, comme un reproche qui lui est adressé – quinze ans, quinze ans, alors, va-t’en – et j’entends ma voix dans le calme de l’atelier. Cela m’aide.
La pensée est respiration. Et essuyage. Si je pense à Matisse – ou à un autre de ceux qui traînent les pieds dans le cercle, qui essaient de s’y glisser pour se faire une place –, c’est toujours pour l’imaginer concentré sur une feuille de papier, comme je le suis moi-même. Je ne m’autorise qu’un bref coup d’œil mental sur lui en train de peindre ou de dessiner, comme une sorte d’ombre de moi-même. Mais dès qu’il menace de devenir plus que cela, une présence sombre avec qui je puisse être tenté d’avoir une vraie conversation, j’agite en l’air le burin ou fais claquer un chiffon contre ma cuisse. Cela semble efficace parce qu’il fiche le camp.
Nettoyer, essuyer, nettoyer, essuyer, laisser tomber le chiffon par terre, aller en chercher un autre puis, du talon de la main, enlever des bords de la plaque quelques traces d’encre récalcitrantes. Je sens sous mon pouce le bord du métal, là où j’ai limé son coupant. Je sens l’encre grasse sur la plaque, l’enlève en polissant la surface avec ma paume jusqu’à ce que ma peau commence presque à coller au cuivre, ce qui voudrait dire que je suis allé trop loin.
Pendant tout ce temps, je vois le dessin que j’ai fait il y a quelques mois sur un papier raide. Il est là, à droite de l’endroit où je travaille, posé contre le cadre de la fenêtre comme un rappel. J’essaie de retrouver sur sa reproduction esquissée, celle que j’ai sous les mains, les variations d’ombre et de lumière qui donnent son atmosphère à l’original et créent une représentation simple de la profondeur et du volume.
Maintenant, j’imprime pour me donner l’illusion que je produis des images, que quelque chose sort de mes mains, qu’il y a quelque part dans mon cerveau le germe d’un dessin que je me suis débrouillé pour amener sur le papier. Je suis rassuré par ces apparitions de ce que j’ai dessiné. Par ma capacité à les faire revenir encore et encore avec le passage de l’encre, l’essuyage, l’impression de la plaque. À chaque fois que l’image émerge du lange posé sur la presse, je suis soulagé de voir qu’il y a quelque chose, que le papier n’est pas un espace vide, comme mon cerveau semble l’être parfois. J’ôte le lange, retiens ma respiration, soulève doucement le papier de la surface de cuivre et elles sont là. Certains jours, je pourrais presque pleurer de soulagement à la vue des lignes noires qui s’imposent alors que je suis moi-même si près de me sentir vide. Elles proclament qu’elles n’ont pas disparu, qu’elles peuvent être convoquées à chaque fois que j’ai assez de patience et de force physique pour encrer, essuyer et imprimer la plaque.
Les actes nécessaires à l’apparition de mon dessin n’ont rien d’original. Ils sont répétition, habitude et mémoire corporelle de comment se fait une gravure. Chaque matin lorsque j’entre à l’atelier, j’en reviens à cette série de petites actions qui m’absorbent. Elles me trahissent rarement. Seul un faux mouvement de la main, un excès d’essuyage ici ou là, ou le fait d’oublier de régler la pression sur le plateau peut conduire à un ratage quelconque mais rien qui ne puisse être arrangé avec un deuxième essai. Je jette une gravure trop pâle, je recommence et, tout en appliquant l’encre sur la plaque, je prends ma respiration et dans cette respiration il y a l’excitation de ce qui va advenir.
Mais à l’atelier un matin, alors que je suis prêt pour un nouveau départ, la peur est là, plus forte que jamais. Que vais-je faire quand j’aurai fini, quand j’aurai imprimé jusqu’à l’irréversible épuisement de l’image, quand les lignes, trop peu profondes pour retenir l’encre, se seront estompées dans le métal ? Je quitte l’atelier pour chercher quelque chose à manger, histoire de chasser l’angoisse. Cela aide parfois bien que j’aie rarement faim ces jours. J’ouvre et ferme les placards de la cuisine mais le sentiment me talonne, alors je vais au salon et regarde des livres. Et puis, tandis que j’en feuillette un, je décide tout à coup de téléphoner à Thea.